:y.
ERROL BOUCHETTE
L'INDEPENDANCE ECONOMIQUE
DU CANADA FRANÇAIS
" Toutes les aspirations sociales sont stériles
sans le solide fondement économique des
grandes industries puissantes et marchant
dans la voie du progrès technique."
RCH ULZE -G A VERN ITZ.
ARTHABASKA.
La Cie d'Imprimerie d'Arthabaska ville, Imprimeur
1906
//s
^WÏ&À^Y
JAN 9 1968
L'INDEPENDANCE ECONOMIQUE
DU CANADA FRANÇAIS
Les articles ici réunis en volume, ont paru dans
la Revue Canadienne au cours de l'année 1905.
Bien que la situation économique dans la province
de Québec se soit quelque peu modifiée depuis leur
première publication, ils restent néanmoins très ac-
tuels. L'auteur les offre au public sans beaucoup de
changement, et avec l'espoir que malgré leur imper-
fection, ils pourront contribuer à répandre parmi les
nôtres le souci de ces questions économiques et sociales
qui contiennent tout l'avenir.
Ottawa, juin 1906.
LE CANADA PARMI LES PEUPLES
AMÉRICAINS
Situation du Canada dans l'empire. — Caractère
des institutions britanniques modernes. — re-
LATIONS du Canada avec les Etats-Unis. —
Avenir des deux races canadiennes.
LA confédération canadienne forme une partie du
plus vaste empire de la terre. Ce n'est aujour-
d'hui ni une colonie, ni une dépendance de la métro-
pole, mais une associée, jouissant tant en droit qu'en
fait d'une autonomie parfaite. Cette autonomie a
pour base l'idée fondamentale de l'empire britannique
moderne — un groupement de nations distinctes, cha-
cune travaillant séparément, mais sous un même mo-
narque et dans un accord parfait, au grand œuvre de
la civilisation.
Impossible de rien concevoir de plus grand qu'une
telle idée ainsi heureusement et pleinement réalisée.
Jamais auparavant le monde n'avait été témoin d'un
l'indépendance économique
pareil spectacle. Est-il surprenant que de jeunes na-
tions s'épanouissant grâce à un système qui marque
un progrès si grand dans l'histoire sociale de l'huma-
nité, en conçoivent un légitime orgueil ! Le Canada
surtout, qui eu a scellé de son sang le principe, ne re-
culera devant aucun sacrifice pour en assurer la per-
manence. Aussi les Canadiens vénèrent-ils la mé-
moire de la grande souveraine dont l'influence a rendu
cette œuvre possible. Ces mots gravés au pied de son
monument jubilaire élevé au sein de leur capitale :
Hoc monumentum erexerunt liberi et grati Cana-
denses, marquent une étape de leur histoire tout aussi
éloquemment que l'inscription qui se lit sur le socle de
celui de Montcalm et de Wolfe à Québec.
A l'auguste successeur de cette grande reine, les
Canadiens ont voué un attachement personnel d'au-
tant plus sincère et plus profond qu'ils savent que ce
prince maintient de toutes ses forces les institutions
politiques qu'ils se sont choisies et par lesquelles ils
se gouvernent.
Lorsqu'on examine de près nos institutions impé-
riales, il est impossible de ne pas être frappé de la
puissance qui résulte de leur adaptabilité à toutes les
conditions des sociétés qu'elles régissent. Il est évi-
dent qu'au sein de l'empire, tout comme en dehors,
l'évolution des peuples se poursuit et se poursuivra
inexorablement. Les natious autonomes qui le com-
DU CANADA FRANÇAIS
posent se développeront et leurs besoins grandiront
avec elles. Les nécessités économiques travailleront
toujours dans un champ d'action de plus en plus éten-
du pour chacune des unités ; et grâce au principe de
l'autonomie, cette évolution s'accomplira presque in-
sensiblement.
Il en a été ainsi depuis l'institution du gouverne-
ment responsable ; il en sera toujours ainsi, d'après
des lois sociales très clairement établies. Mais jusqu'à
présent les événements ont prouvé que cette évolu-
tion, loin d'affaiblir le lien, le fortifie au contraire.
Que se passe-t-il, en effet, dans les empires anciens ou
même modernes dont nous connaissons quelque peu
l'histoire ? Il vient un temps où le lien colonial se
rompt, s'il n'est pas suffisamment élastique, et alors
la colonie affirme sa virilité ; elle quitte, pour ainsi
dire, la maison paternelle, comme le ferait un fils
adulte que les parents refuseraient de libérer des en-
traves de l'enfance. Si jusqu'ici l'histoire offre le
spectacle invariable de colonies se détachant de la
métropole dès qu'elles ont atteint un certain degré de
développement, ce n'est point à cause de l'antipathie
naturelle que celle-ci lui inspire ; c'est par suite des
nécessités sociales et économiques de la colonie que la
métropole n'a pas su comprendre. Les antipathies et
les haines ne viennent que plus tard. Elles sont la
conséquence des résistances qu'on oppose à des aspi-
10 l'indépendance économique
rations naturelles et à des nécessités incontrôlables.
(1). Grâce à l'élasticité du système impérial moderne,
les nations qui composent l'empire britannique peu-
vent espérer d'évoluer sans heurt. Chaque nouveau
problème politique, économique ou social se discute
librement. La solution peut quelquefois se faire at-
tendre, mais on finit toujours par la trouver, car de
part et d'autre on la cherche de bonne foi. Aussi
constatons-nous que toutes les nations formant l'em-
pire tiennent de plus en plus à cette association d'i-
dées, de principes et d'intérêts, et qu'elles se soumet-
tent de bon gré aux devoirs qu'elle entraîne.
Ce lien moral serait à lui seul assez fort pour se
maintenir sans le secours de considérations exté-
rieures, car, nous le répétons, il marque un pas réel
dans le progrès social de l'humanité. Mais il est vrai
aussi que de telles considérations existent pour la
plupart des nations autonomes de l'empire. Sans
l'unité impériale, l'Australie aurait peine à se défen-
dre contre l'agression étrangère. Les Canadiens,
d'autre part, vivent sous le coup d'une alternative qui
ne leur plaît guère. L'annexion du Canada par les
Etats-Unis, cette république qui se dit américaine par
(1) L'histoire de la Révolution Américaine prouve abondam-
ment ce fait. Voir surtout le fameux discours de Patrick Henry
prononcé au premier Congrès.
DU CANADA FRANÇAIS 11
excellence et qui prétend bientôt prendre officielle-
ment ce titre, n'est pas précisément probable, mais
elle est possible. Personne au Canada ne la croit
désirable. Au contraire, on la redoute. Les annexion-
nistes nous disent bien que les deux peuples réunis
formeraient l'organisation politique la plus puissante
de la terre. Mais cet argument, d'ailleurs contestable,
est le seul dont ils puissent étayer leur projet. Encore
faudrait-il pour que la chose se réalisât, compter sur
l'aveuglement de l'Europe tout entière. Cette possi-
bilité constitue en effet pour les grandes puissances
un péril bien autrement réel et présent que le péril
jaune, qui, pourtant, n'est pas un simple épouvantail.
Comment croire que ces puissances, dont la pré-
pondérance mondiale tient en une si grande mesure à
leur expansion commerciale et industrielle, qui, sans
cela, ne pourraient même pas, pour la plupart, fournir
du pain à leurs citoyens, consentiraient à se laisser
réduire à l'impuissance et à la famine ? Comment
supposer que l'Angleterre, la France, l'Allemagne et
l'Italie, malgré leurs divisions, fussent politiquement
assez imbéciles, le mot n'est pas outré, pour permettre
l'union de toute l'Amérique sous un même gouverne-
ment ? Un pareil Etat deviendrait en effet le maître
du monde : il dominerait sur les deux océans, ruine-
rait bientôt la vie industrielle des autres peuples, ta-
rirait la source de leur richesse et de leur puissance.
12 l'indépendance économique
" Les Etats-Unis sont déjà aujourd'hui, au point de
vue agricole, la contrée qui produit la plus grande
somme de denrées alimentaires et de matières pre-
mières ; au point de vue minier, la plus riche en com-
bustible et en métaux précieux et usuels ; au point de
vue industriel, la manufacture la plus vaste et la
mieux outillée ; au point de vue commercial, le foyer
d'activité incessant et mobile d'une des nations les
plus entreprenantes. " C'est ainsi que s'exprime M
E. Levasseur. Et M. Carnegie nous parle dans ses
discours d'uu futur assez rapproché ou sa population
dépassera 200,000,000 d'âmes. Que serait-ce donc si
on lui permettait de doubler son territoire et ses res-
sources en annexant le Canada ?
L'intérêt et le devoir manifeste de l'Europe est de
favoriser le développement en Amérique d'une puis-
sance qui deviendra le contrepoids des Etats-Unis. Le
moment arrive et rapidement où il faudra s'occuper
de fonder l'équilibre américain. Ce fut là un des ar-
guments les plus remarquables que firent valoir à
l'appui de leur œuvre les pères de la confédération
canadienne ; la justesse de leur raisonnement est plus
apparente aujourd'hui qu'en 1867, elle le deviendra
chaque jour davantage.
Ce contrepoids dont le monde a besoin en Améri-
que, ne saurait se constituer au Mexique, trop faible,
ni dans l'Amérique méridionale trop divisée. L'Ame-
DU CANADA FEANÇAT8 13
rique espagnole et l'Amérique portugaise sont sans
doute appelées à jouer plus tard un rôle important
dans l'équilibre américain, mais si l'on en excepte
l'Argentine et le Chili, qui sont bien loin du foyer 1 •
notre vie continentale, la condition politique et éco-
nomique de ces pays, ne nous permet guère d'espérer
qu'ils entreront en lice avant longtemps. Le Canada
seul, si rien ne vient arrêter son essor, semble devoir
fournir les éléments d'une grande puissance continen-
tale. Ayant devant nos yeux la perspective d'une
pareille destinée, il n'est pas étonnant que la seule
idée de la voir s'évanouir inspire aux Canadiens une
véritable crainte.
Ce sentiment n'exclut pas l'admiration que nous
éprouvons pour la grande république limitrophe où
bouillonne un peuple cosmopolite. Sa qualité saillante
est l'énergie, et on l'accuse de trop d'âpreté dans la
poursuite de la richesse matérielle. Mais il est aussi
faux de dire que l'Américain adore uniquement le
dollar que de prétendre que les Anglais sont une na-
tion de boutiquiers. Le peuple qui adonné naissance
à l'auteur d'Evangeline, qui possède déjà une littéra-
ture plus brillante et plus variée que la nôtre, de
grands hommes d'Etat, des savants, des penseurs, une
population universitaire de plus de 50,000 étudiants,
ne manque pas de vie intellectuelle. Un peuple où
des foules immenses entourent les grands orateurs et
14 l'indépendance économique
où la presse a pris un développement jusqu'ici incon-
nu, n'est pas dépourvu d'esprit public. C'est un grand
et noble peuple que celui des Etats-Unis, un peuple
éminemment civilisateur et chez lequel la question
sociale a déjà sur plusieurs points trouvé de très in-
téressantes solutions. Nous devons admirer ses ver-
tus et rechercher son amitié. Mais jamais nous ne
pourrons nous fondre en lui parce que nous sommes
différents, que notre âme n'est pas son âme, et que la
Providence nous réserve évidemment une mission au-
tre et non moins noble que la sienne.
Sans parler des mœurs publiques et privées qui
ne sont pas les mêmes, ni du système de gouverne-
ment qui semble bien supérieur dans notre pays ;
sans invoquer les différences d'origine très réelles, ni
évoquer les luttes d'autrefois ou les Canadiens eurent
maintes fois à combattre ce formidable ennemi, nous
découvrons dans la formation américaine des deux
peuples, et dans les conditions géographiques et éco-
nomiques où ils se trouvent respectivement placés,
des raisons suffisantes pour étayer cette opinion.
Peut-on concevoir une différence plus absolue que
celle qui existe entre le développement des Etats-Unjs
et le nôtre ? Nés d'hier, les Etats-Unis sont déjà une
des organisations politiques les plus puissantes du
monde. A peine le drapeau étoile fut-il arboré sur
son sol, qu'on vit y accourir, comme autrefois à Rome,
DU CANADA FRANÇAIS 15
les déshérités du monde entier. Ils se jetèrent d'abord
sur cette riche terre comme sur une proie, et c'est ce
qui a donné cours au dicton que ce drapeau arboré au
début grâce à l'assistance du peuple le plus intellec-
tuel de l'Europe, abrite sous ses plis la population la
plus matérialiste de l'Amérique. L'antithèse n'est pas
vraie. Les descendants des émigrants d'Europe se
sont ennoblis par l'amour de la patrie. Ce sentiment
est peut-être encore plus vif là-bas qu'ici, par suite de
causes que la science sociale peut facilement déter-
miner.
Nous sommes aujourd'hui, au Canada, quant au
chiffre de la population, ce que seraient les Etats-
Unis s'ils n'avaient pas reçu cet immense appoint
étranger. Nous avons criï lentement par la multipli-
cation normale de nos éléments primitifs. Nous de-
vons tout d'abord connaître à fond ces éléments et
nous rendre bien compte de l'évolution des races sur
la terre canadienne, si nous désirons nous faire une
idée juste de l'état de notre pays et déterminer la di-
rection qu'il convient d'imprimer à notre effort social
et national.
La nature applique ses immuables lois de façon à
créer sur la terre une incessante variété. Nos sociétés
humaines n'échappent pas à la règle commune. Les
peuples se succèdent issus les uns des autres, mais
chaque essaim qui se détache de la ruche mère de-
16 l'indépendance économique
vient un peuple nouveau. Tout être vivant finit par
s'adapter au milieu ou le créateur l'a placé. Les peu-
ples se diversifient suivant les conditions matérielles
et morales dans lesquelles ils vivent. L'Espagnol 'et
l'Anglais, entourés de toutes parts par l'océan en de-
viennent tour à tour les dominateurs. Le Français
posé (.-u vedette aux extrémités du continent d'Eu-
rope, ayant à résiste!- aux envahissements de plu-
sieurs peuples, l'esprit constamment en éveil, devient
le plus vif et le plus civilisé des Européens. L'Alle-
mand, moins inquiet, est plus calme, moins positif, sa
civilisation moins intense est plus concentrée. Le Po-
lonais est triste et tourmenté comme son pays, le slave,
sauvage au fond comme ses grandes steppes, se ré-
veille et rêve de vastes conquêtes.
Ces nations, comme les plantes, ont jeté au loin
leur semence, mais suivant l'endroit ou elle est tom-
bée, le fruit s'est modifié. Ainsi, il n'est pas exact
de dire qu'on retrouve l'Espagne au Mexique, une An-
gleterre rajeunie aux Etats-Unis, une France nou-
velle sur les bords du Saint-Laurent. Que ces peuples
parlent l'espagnol, l'anglais, le français, qu'ils conser-
vant beaucoup de choses de la mère patrie, cela ne les
empêche pas d'être des peuples différents. Le Mexi-
cain se modifi, à son détriment, par un certain mélange
de sang indien, l'Américain, issu de toutes les races
de la terre et des individus les plus aventureux de
DU CANADA FRANÇAIS 17
ces races, est remuant et insatiable comme ses ancê-
tres directs.
Si comme le croyait si fermement Beaconsfield, la
pureté d'une race est le facteur le plus important dans
sa puissance d'expansion et de sa force intellectuelle,
le Canada nous semblera, en meilleure posture que ses
voisins. Notre pays nous offre jusqu'à présent le
spectacle de deux races grandissant lentement côté à
côté, et sans infusion très notable de sang étranger ;
et cela est particulièrement vrai pour les Canadiens
d'origine française. Ces deux races représentent les
deux grandes civilisations mères du monde moderne,
dont lune incarne la pensée et l'autre l'action. Non
pas que l'une reste inactive ni que l'autre ne pense
guère ; nous ne parlons, bien entendu, que du carac-
tère dominant de chacune. Assurément, le contraste
entre le mode de notre développement et de celui des
Etats-Unis est bien frappant. Est-il possible que dans
des conditions si dissemblables, le caractère des deux
peuples ne soit pas très différent ?
N'est-il pas évident pour quiconque a suivi dans
l'histoire le développement des nationalités et des
races, que le peuple de croissance lente, dont les tra-
ditions sont nécessairement plus stables et plus pro-
fondes, dont le caractère se forme graduellement, dans
un climat où se retrempent constamment par l'effort
les énergies humaines, n'cst-il pas évident disons-nous.
18 l'indépendance économique
qu'un tel peuple, pourvu qu'il lui soit permis de sui-
vre son évolution natui'elle, deviendra avec le temps,
et plus tôt qu'on ne pourrait le croire, un instrument
de civilisation destiné à faire faire à l'humanité un
pas en avant ? Telle est du moins notre pensée, que si
les Etats-Unis sont l'empire romain, le Canada est la
Gaule que Rome peut conquérir, mais qu'elle ne pour-
ra jamais complètement romaniser ; elle se relèvera
toujours elle-même, quand la tempête sera apaisée.
La conquête ne pourrait que retarder notre évo-
lution et c'est pour cela que notre instinct national
nous porte à la craindre. C'est du reste la liberté
nationale seule qui nous préoccupe réellement,
car la liberté individuelle est partout aujourd'hui as-
surée sur le continent d'Amérique. Pour éviter ce
malheur, nous ne devons pas négliger les appoint.0
extérieurs, mais nous ne les obtiendrons que si nous
savons' nous a ider nous-mêmes en développant au
blus haut point les facultés intellectuelles des Cana-
diens et les ressources matérielles du Canada. En un
mot, il nous faut avant tout être patriotes.
Nous verrons plus tard ce qu'il faut entendre, se-
lon nous, par ces mots : patrie, patriotisme. Consta-
tons seulement ici que l'esprit patriotique, dans son
sois large, n'est pas encore suffisamment répandu par-
mi nous. Cela tient sans doute en partie, à ce que
notre population se compose de deux races parlant
DU CANADA FRANÇAIS 19
des langues différentes. Cette circonstance peut de-
venir une source de force ou une cause de faible*
suivant que ces deux races vivront ensemble en bonne
ou en mauvaise intelligence. L'harmonie qui doit
régner entre elles n'est pas, comme on le croit .sou-
vent, entièrement une affaire de sentiment. On ne
l'obtiendra jamais en méconnaissant les aspirations
légitimes et en étouffant la vitalité d'une Jpartie de la
population. Cette harmonie ne dépend pas non plus
uniquement ni principalement du bon sens des indi-
vidus qui composent ces races. La bonne volonté de
part et d'autre peut contribuer puissamment au ré-
sultat désiré, mais le principal, le vrai facteur, c'est la
condition économique de chacune.
La gêne engendre la discorde, la jalousie et les
querelles dans les sociétés politiques comme dans les
ménages ; et nous n'entendrions pas si souvent parler
de guerres et de désordres dans l'Amérique méridio-
nale si les peuples de ces contrées vivaient dans de
bonnes conditions économiques.
Un jour viendra dans la suite des temps, où les
deux races qui composent la population canadienne, et
qui, ainsi que nous le constaterons, ont déjà tant en
commun malgré la différence d'origine, finiront par se
fusionner. Toutes les deux laisseront but leur pays
une empreinte indélébile. Chacune imposera à l'au-
tre quelque chose de son caractère, de ses institutions
20 l'indépendance économique
de ses mœurs, de sa langue. Mais si l'une l'emporte
sur l'autre, ce ne sera pas nécessairement la plus nom-
breuse. Non, ce sera celle dont les racines sont les
plus profondes, dont l'idéal est le plus pur et le plus
noble, la moralité la plus élevée, la langue la plus
parfaite, la littérature la plus riche et la plus forte.
C'est à la race dont la fortune publique sera la plus
solidement assise sur de bonnes bases économiques, à
celle où l'on trouvera chez les gouvernants l'intégrité,
chez les classes dirigeantes une science éclairée, chez
les masses populaires une éducation saine et chez tous
les individus une inébranlable énergie, qu'est réservée
cette consécration suprême, la gloire de collaborer
nommément aux grandes conceptions humanitaires de
l'avenir. Car, dit de Lanessan, " le résultat de toutes
ces luttes est, en principe, la résistance des plus forts
et des plus intelligents, en un mot, des mieux armés
et des mieux dotés. " Il en sera ainsi. Nous ne pour-
rons jamais faire qu'il en soit autrement et nous ne
devons même pas le souhaiter. En effet, l'histoire
nous enseigne que l'émulation de deux races amies
réunies sur un même territoire — chose qui se présente
assez rarement, il est vrai — est une des plus puis-
santes conditions du progrès qui puisse exister.
Ce qui contribuera considérablement à rapprocher
les deux races qui habitent le Canada, c'est le senti-
ment de leur solidarité en face de notre grande voi-
DU CANADA FRANÇAIS 21
sine. Nous commençons à compreD Ir ■ combien il est
nécessaire de nous entendre pour développer nos res-
sources, toutes nos ressources naturelles et nationales.
Au vingtième siècle en effet, nous ne verrons plus
sur la terre de champs sans maître. Celui qui n'ex-
ploitera pas son patrimoine s'en trouvera bientôt dé-
possédé. Celui qui cheminera lentement par les sen-
tiers battus sera bientôt dépassé. L'esprit envahisseur
moderne, cette manifestation sociale qu'on voudrait
confondre avec le patriotisme, est né de l'industrialis-
me débordant qui s'est emparé des vieilles civilisa-
tions. Or, comme il faut combattre avec les armes
de son siècle, c'est aussi par l'expansion industrielle,
tant manufacturière qu'agricole, que les peuples si-
tués comme nous le sommes, qui possèdent de vastes
territoires qu'ils peuvent difficilement défendre par
les armes, échapperont peut-être à la conquête.
Il reste donc acquis que si nous voulons accomplir
nos destinées, il nous faut chercher, pour les appli-
quer à notre pays, les meilleures solutions industriel-
les et sociales. Pour cela il est tout d'abord essentiel
de savoir ou en est aujourd'hui la question sociale.
C'est ce que nous examinerons brièvement dans la
prochaine étude.
II
UN .MOT SUR LA QUESTION SOCIALE
Importance de la question sociale. — Il est du
devoir de tous les citoyens de s'en occu-
per.— le socialisme théorique et la véritable
SCIENCE SOCIALE. — La CONSTITUTION CANADIENNE
EST DE NATURE À FACILITER LES SOTUTIONS
SOCIALES. — RÔLE DES gouvernements provin-
ciaux.
DANS la précédente étude nous avons parlé de la
nécessité de rechercher les meilleures solutions
de la question sooiale moderne, pour les appliquer à
notre pays. C'est dire que nos études se borneront
pour le moment à une partie bien restreinte des
questions importantes qui agitent de nos jours le
monde civilisé. Dans les limites circonscrites de
notre société encore en formation, il est permis
d'espéré que nul obstacle insurmontable ne s'opposera
à une solution avantageuse. Cependant nous ne
devons pas nous flatter de la trouver du premier
DU CANADA FRANÇAIS 23
coup. Elle se fera peut-être longtemps attendre.
C'est pour cola qu'il est argent que nous nous
familiarisions avec les difficultés qu'elle présente et
que nous prenions les devants en tout ce qui intéresse
notre avenir.
Pour avoir une idée de la grandeur et de la
multiplicité de ces difficultés, il suffit de jeter un coup
d'œil sur ce qui se passe ailleurs. Nous voyons des
sociologues et des économistes qui ne s'entendent pas
sur les principes, encore moins sur les solutions, ne
s'accordant que sur un point : c'est que la civilisation
occidentale, c'est-à-dire celle des races d'origine euro-
péenne, entre dans une phase nouvelle et inconnue
L'œuvre sociale inaugurée au dix-huitième siècle est
à peu près terminée. Dans les pays d'Europe et
d'Amérique l'esclavage et le servage n'existent plus.
Il n'y a plus guère de classes privilégiées devant la
loi. Presque partout, même eu Russie, le despotisme
a fléchi devant le système représentatif, au moyen
duquel le peuple dicte ou croit dicter ses lois ; ce qui,
souvent, n'empêche pas la populace d'avoir faim. Les
classes moyennes émancipées ressentent déjà la
poussée des masses prolétaires. Celles-ci sont encore
souffrantes, mais non plus impuissantes ; elles ont
l'arme du suffrage, la clarté oncore faible et vacillant.'
d'une instruction imparfaite et qu'une saine éducation
ne vient pas encore diriger. Le peuple organisé
24 l'indépendance économique
dresse partout en face du capital qui s'organise à son
tour, et du choc redoutable de ces deux forces
opposées il résulte tout d'abord, parmi les nations les
plus nombreuses, une expansion industrielle qui
submerge tous les antiques points de répère de la
société et prépare l'univers à la révolution nouvelle.
L'effort intense de la lutte sociale, se manifestant
sensiblement dans le merveilleux développement des
sciences pratiques, nous fait voir en même temps
combien cet effort est utile et nécessaire aux civilisa-
tions humaines. Enfin, les fortunes individuelles
s'accumulent toujours plus grandes, et l'état de
dépendance des travailleurs, état qui conduit fatale-
ment à la misère publique, devient de plus en plus
insupportable à mesure que les masses plus policées,
comprennent mieux leur force et sentent croître
leurs besoins. Et c'est sur le continent américain et
tout près de nous que tout cela se fait le plus
vivement sentir.
Nous voyons des publications relativement con-
servatrices, comme la North America in Revient), pro-
clamer que les grandes fortunes sont une calamité pu-
blique et que personne aux Etats-Unis ne devrait
jouir d'un revenu plus considérable que le traitement
du président de la République.
Voici l'argument dont on appuie cette thèse : Les
lois sur la propriété ne reposent que sur l'avantage
DU CANADA FRANÇAIS 25
général, car en fin de compte, un pays appartient à
tous ses habitants et non pas à quelques-uns seule-
ment. Or, dans un pays libre, ce sont les votants qui
décident de la distribution de la propriété. Comme
l'a dit Daniel Webster, il n'est pas possible que le
prolétaire soit favorable à une loi qui met entre les
mains de son voisin des valeurs qui dépassent énor-
mément les besoins de celui-ci.
Telle est, en quelques mots, la situation économi-
que moderne et l'état d'âme du prolétariat dans pres-
que tous les paj^s, sans en excepter le nôtre. Et qui
oserait dire qu'au fond des aspirations ainsi manifes-
tées, il ne se trouve pas des éléments de justice ?
Ces phénomènes, que les économistes classiques
n'ont pas su prévoir, les jettent, il faut le dire, dans
un véritable désarroi. Distancés par l'évolution so-
ciale, ils font pour la rattraper des efforts qui man-
quent quelquefois de dignité. D'autre part, les so-
cialistes, ceux de l'école de Karl Marx surtout, triom-
phent, car ils se sont montrés, eux, meilleurs pro-
phètes Ont-ils donc raison lorsqu'ils nous disent
que l'évolution moderne doit nécessairement aboutir
au socialisme d'Etat V Comme proposition abstrait»'.
l'idée de l'Etat propriétaire du capital industriel d'une
nation ne semble ni immorale ni anti-sociale. Ce-
pendant, les hommes les plus éclairés nous disent
qu'un tel état de choses aboutirait à une immobilité
26 l'indépendance économique
rappelant la stagnation chinoise, les populations étant
privées du stimulant de l'ambition. Aussi n'insiste-t-on
pas trop sur ce concept socialiste absolu. Les plus
avancés, en Angleterre, se contentent, pour le moment,
de la reconnaissance officielle des trade-unions et du
contrat collectif du travail. En France, on demande
le salut à un système coopératif, en vertu duquel les
ouvriers deviendraient eux-mêmes les patrons indus-
triels. La même tendance se manifeste aux Etats-
Unis, mais elle y est moins accentuée
Au fond de tous ces projets de réforme sociale on
retrouve une même pensée qui ne manque pas de
grandeur, puisqu'elle est altruiste et fraternelle, c'est-
à-dire chrétienne. L'homme, s'écrie-t-on avec Ruskin,
est aujourd'hui quelque chose de plus qu'un animal
égoïste et accapareur, et le sentiment de la solidarité
humaine suffira pour inspirer aux peuples de sages
solutions sociales. Peut-être a-t-on raison. Ce rêve
se réalisera sans doute. Mais le moment de son ac-
complissement est-il venu ? Les masses sont-elles so-
cialement assez avancées pour se passer d'une direc-
tion patronale ? Voilà ce qui est douteux et voilà
d'où pourrait naître le danger si une orientation
fausse venait à prévaloir parmi les fourmillières hu-
maines qui peinent sur les deux continents, et même
si quelque principe vrai était saisi et torturé par des
visionnaires sociaux. Il ne faut pas un grand effort
DU CANADA FRANÇAIS 27
d'imagination pour se représenter les bouleversements
terribles auxquels cela pourrait donner lieu. (
sans doute la science sociale, c'est-à-dire l'observation
méthodique des sociétés, qui fournira les véritables
données du problème et qui permettra de le résoudre
un jour définitivement. (1).
On ne nous accusera pas d'exagérer l'importance
de la question sociale, on conviendra du devoir qu'ont
tous les peuples, et surtout les classes dirigeantes, de
s'en occuper sérieusement, si l'on veut bien se souvenir
de l'attention spéciale que lui accordait Léon XIII.
Son successeur au trône pontifical partage assurément
ce souci, puisqu'un de ses premiers actes a été de
résumer les grandes encycliques sur la question
sociale. De graves considérations ont inspiré ces ac-
tes importants. Les divers gouvernements du monde
l'ont bien compris et ils ont tenu à donner à ces mu-
(1) Pour se convaincre des dangers réels qu'offre l'étal
existant dans la république voisine, on peut lire le livre de M- l'aul
Ghio, "L'anarchisme aux Etats Unis." On peut y voit somment un
faux altruisme conduit souvent à de dangereuses absurdités, h m<
me à l'anarchisme intellectuel ou insurrectionnel, à la démolition de
toute société civilisée par le livre ou par la 1 ibe. Lee conclusions
de l'auteur méritent d'être méditées, puisqu'il y dit que l'Amérique
précédera l'Europe dans la voie de la réforme sociale. (."est non-
dire à nous Canadiens que nous avons le devoir de coopérer active-
ment à l'œuvre sociale et de chercher à lui imprimer une saine d
tion.
28 l'indépendance économique
numents de science catholique toute la publicité pos-
sible.
Mais la plupart des socialistes sont, eux aussi, très
sérieux. Il ne faut pas révoquer en doute leur bonne
foi ni condamner sans les examiner toutes leurs théo-
ries. Les forces imposantes qu'ils déploient en Alle-
magne et en France prouvent bien qu'il va falloir
bientôt compter avec eux. Ce serait d'autre part une
profonde erreur que de croire qu'ils ont peu d'adeptes
dans les pays anglo-saxons.
Voici ce qu'il en est pour l'Angleterre. En 1895,
M. Robert Blatchford, directeur du journal Clarion,
publié à Londres, lançait un livre socialiste qui était
en fait une tentative de réponse aux Encycliques. Il
s'en vendit 875,000 exemplaires, la première année,
en Angleterre ! sans compter un nombre immense aux
Etat-Unis. De tels faits se passent de commentaires.
Il est donc de toute évidence que nous devons
nous occuper de la question sociale et économique.
Nous devons nous efforcer de trouver les solutions
qui conviennent à notre pays. Donner à notre peuple
l'organisation qu'il lui faut pour le rendre apte à
produire et capable de se défendre, n'est-ce pas là
pour nous la mission la plus sacrée ? Pour cela, il ne
suffit pas de lire, il faut surtout penser par nous-
mêmes. " L'Economique, dit M. Edgard Milhaud, de
Genève, doit dégager des phénomènes leurs lois,
DU CANADA FRANÇAIS 2(.)
montrer, par delà le donné empirique, s .-s caus "S. A
cet effet, après l'observation et la constatation, la
généralisation et l'induction sont nécessaires. Com-
ment généraliser, induire, établir des lois ? Dans les
sciences physiques, d'après l'observation de certains
faits, on détermine au moyen de divers procédés
expérimentaux, les lois qui les régissent. En économie
politique, dans la plupart des cas, il est impossible
d'expérimenter, et cela l'est surtout lorsqu'il s'agit de
découvrir les éléments. Comment faire alors ? C'est
ici qu'intervient l'activité pure de l'esprit, son travail
propre sur les données de l'observation, l'exercice de
ses facultés abstractives." C'est cette raison, ce sens
commun pratique que nous devrons appliquer à notre
travail si nous voulons étudier avec fruit les besoins
sociaux et économiques du Canada.
Les économistes de la nouvelle école anglaise nous
disent que les difficultés de l'heure présente — difficul-
tés qui, chez nous, n'ont pas encore atteint la période
aiguë — tiennent à ce que l'évolution démocratique
n'est pas encore complète. La libération politique 1 «
masses est un fait accompli, ou peu s'en faut ; leur li-
bération sociale ne fait que commencer. Il est facile
de constater, en regardant autour de nous, la vérité
de cette observation. Ainsi, il serait absurde de pré-
tendre que dans notre organisation sociale actuelle,
tous les hommes jouissent de conditions égales au dé-
30 l'indépendance économique
but, et que tous peuvent espérer d'atteindre la situa-
tion que comportent leurs talents
L'ancienne doctrine du " laisser faire " inventée
par Quesnay et adoptée d'une façon moins absolue
par Adam Smith, ne suffit plus. Les générations fu-
tures souriront à la pensée que nous regardions notre
système actuel comme celui de la libre concurrence,
où chaque homme peut arriver à occuper la place qui
lui convient et où il peut exercer ses facultés dans
leur plénitude sans être arrêté par les difficultés exté-
rieures. Peut-être l'humanité n'atteindra-t-elle ja-
mais cet état idéal, mais elle peut au moins aspirer à
s'en rapprocher, de même que dans les associations
religieuses on tend vers la perfection divine sans pré-
tendre en approcher sensiblement. A l'heure qu'il est
le très grand nombre entreprend la lutte dans des
conditions qui rendent la réussite absolument impos-
sible, quels que puissent être d'ailleurs le mérite et le
talent naturel de l'individu. On a dit souvent et
avec raison, que les occupations où une instruction
supérieure est requise, deviennent de plus en plus
nombreuses. On oublie que dans les conditions ac-
tuelles de la société, tout le monde n'est pas en mesure
d'acquérir cette instruction spéciale. Les privilégiés,
les riches seuls peuvent y avoir accès. La règle d'ex-
clusion pour les masses demeure donc aussi rigoureuse
qu'auparavant. Dans l'état actuel des esprits, cela ne
DU CANADA FRANÇAIS 31
saurait durer. Les hommes, individuellement et col-
lectivement, se révoltent contre les infériorités artifi-
cielles dès qu'ils se sentent assez forts pour les faire
disparaître. (1).
Les économistes dont nous analysons ici la doc-
trine tirent de ce qui précède d>'s conclusions qui pa-
raissent justes. Pour rendre la situation meilleure
pour continuer l'évolution qui est la tendance carac-
téristique de notre civilisation et sans laquelle elle de-
vra nécessairement rétrograder, il faut rendre plus
élastiques les principes anciens de la science ei
(1) Cette remarque ne s'applique pas aux: individus seulement.
Il s'en trouve des exemples singuliers dans les rapports entr
peuples. On se demande quelquefois pourquoi les projets des ultra-
impérialistes anglais trouvent si peu de faveur aux colonies. I
en partie parce que ces projets auraient pour effet de supprimer
partiellement la libre concurrence. D'après eux, si nous nous atta-
chons au fond de leur pensée, les colonies, renonçant pratiquement
aux industries manufacturières, devraient fournir à l'Angleterre
toutes les céréales et tous les produits alimentaires dont elle a l>e-
soin et qu'elle ne produit pas. L'Angleterre, de son côté, fourni-
rait, aux colonies tous les produits manufacturés, ;i L'exclusion des
pays étrangers.
Cette proposition nous fait voir comme ;\ travers un vem
sissant la partie importante de la question sociale que nous exami-
nons. Si nous voulons y réfléchir nous devrons en effet admettre
qu'il est aussi impossible de supprimer indéfiniment l'essor des in-
dividus qui composent le corps social qu'il le serait de restreindre
le développement social des nations qui composent l'Empire bri-
tannique,
32 l'indépendance économique
modifier quelque peu le concept ordinaire du rôle de
l'Etat dans le développement économique des peuples.
Comme ou le voit, ces économistes abandonnent
quelque chose des vieux principes qui ont longtemps
prévalu en Angleterre, pour se rapprocher davantage
des idées continentales. Il est important de ne pas
oublier que cette doctrine est l'antithèse même de
l'idée socialiste et qu'elle n'est pas contraire à celle de
l'idée économique classique basée sur le principe de
la concurrence. Elle tend, en efiét, à rendre la
concurrence plus intense, puisqu'un plus grand nom-
bre d'individus seraient appelés à y participer.
Seulement elle commence par assurer à tout le
monde le pain, le travail et l'instruction, ce qui permet
à chacun de vivre, et aux plus capables de s'élever.
Dans les sociétés de l'avenir, l'existence sera assurée à
tous ; on luttera sur un terrain plus élevé, pour la
supériorité. Le socialisme théorique, au contraire, se
base sur la suppression de toute concurrence, il
voudrait la vie sans l'effort et une quiétude qui
dégénérerait en décadence.
Admettons que tout ce qui tend vers un état
social où il serait possible à chacun d 'arriver par son
travail à la condition que comporte son talent, serait
avantageux pour un pays, admettons que tout ce qui
intensifie la concurrence et augmente le nombre des
concurrents instruits et préparés, accroît la richesse
DU CANADA FRANÇAIS 33
et la population de ee pays, — il nous faudra bien
l'admettre, car nous en donnerons la preuve irrécusa-
ble, aussi bien que des exemples des effets désastreux
de la condition contraire. — Admettons cela et nous
devrons admettre aussi que ces conditions ne peuvent
exister sans un système qui préparc tous les jeunes
gens au rôle de citoyens actifs et militants. Et dans
un pays comme le nôtre où tant est à faire, et à faire
rapidement, si nous voulons avoir la garantie absolue
de notre survivance en tant qu'entité politique
distincte en Amérique, la réforme ne peut s'opérer
sans une impulsion donnée soit directement, soit
indirectement par la volonté collective des citoyens
c'est-à-dire par l'Etat.
C'est, du reste la doctrine des Encycliques. "Pour
faire atteindre à la société dont ils sont les chefs la
fin qu'elle poursuit, les dépositaires du pouvoir civil
doivent: lo. S'appliquer à éloigner tous les dangers
qui menacent la sécurité commune. 2o. Aider au
développement des ressources naturelles de leur
propre pays lo. En stimulant le zèle
de ceux qui ks exploitent. 2o. En encourageant
tous les travaux qui peuvent contribuer au progrès de
l'agriculture, du commerce, de l'industrie, etc." < I )
(l\ Manuel du citoyen catholique, ouvrage spécialement recom
mandé par MM. 8S. les Evêquea de la Province de Québeo.
34 l'indépendance économique
Au cours de ce travail, nous nous efforcerons de
découvrir comment il serait possible de donner un
offet pratique à ces principes, dans notre pays. Con-
tentons-nous donc ici de faire remarquer combien la
confédération canadienne est favorablement située
pour travailler à la solution de ces problèmes diffi-
ciles. Dans les vieux corps politiques, le réformateur
vient constamment se heurter contre le fait accompli,
le droit acquis, et surtout contre les intérêts diver-
gents de ces sociétés nombreuses. Dans notre pays
ces pierres d'achoppement sont encore assez petites.
Les fondateurs de la confédération en faisant la
constitution canadienne, paraissent s'être attachés à
restreindre autant que possible les attributions des
législatures provinciales. Sir John Macdonald disait
qu'en agissant ainsi, on voulait éviter une grave er-
reur relevée dans le pacte fédératif des Etats-Unis,
lequel, en voulant sauvegarder le principe de la sou-
veraineté de chaque Etat, laissait trop faible la légis-
lature centrale. Il fallait, suivant lui, faire pencher
la balance du côté opposé. C'est la crainte fondée
d'une trop grande puissance accordée à la législature
centrale qui fit naître à cette époque, un parti hostile
à la confédération. Ni d'un côté ni de l'autre on ne
prévoyait que l'axe social en se déplaçant, dérangerait
tous les calculs et rendrait par cela même l'œuvre
bien meilleure.
DU CANADA FRANÇAIS
Les questions nationales modernes, nous L'avons
vu, sont presque toutes d'ordre économique et indus-
triel. Dans notre pays, croyons-nous, nous possédons
tous les éléments essentiels à la grande production in-
dustrielle. Mais la population étant encore peu nom-
breuse, il s'en suit que le marché indigène et l'impor-
tation qui en dépend sont nécessairement limib
c'est pourquoi le tarif douanier n'aura point avant
plusieurs années, peut-être jamais, au Canada, l'in-
fluence décisive et vitale qu'il exerça longtemps aux
Etats-Unis. L'influence prépondérante du tarif donna
au pouvoir central américain, la puissance qui lui
manquait. La cause contraire produit au Canada
l'effet opposé.
Sans doute, les attributions de notre gouverne-
ment fédéral sont très amples ; elles sont suffisantes
pour l'administration efficace du pays, mais chaque
province n'en reste pas moins maîtresse de ses desti-
nées. Chacune tient la clef de son avenir puisqu'elle
réglemente l'instruction primaire et les terres publi-
ques, et qu'elle peut, par là, exercer un contrôle ab-
solu sur la formation intellectuelle et sociale de ses
habitants. Dans un sens, les provinces sont plus
puissantes que l'administration centrale ; elles peu-
vent, même sans son concours, l'aire beaucoup pour
leur avancement, c'est-à-dire 'pour L'avancement du
Canada. Mais s'il arrivait aux provinces de ne pas
86 l'indépendance économique
faire leur devoir, si elles négligeaient de profiter des
avantages que leur offre notre constitution pour pré-
parer les conditions économiques et sociales qui feront,
clans l'avenir, encore plus que par le passé, la base de
la puissance des peuples, le pouvoir ceutral resterait,
quoiqu'il fît, impuissant et désarmé. En lui s'incarnera
la grandeur nationale, mais à la condition que chaque
province devienne la mère féconde de sages et utiles
cito}Tens.
III
LA TERRE CANADIENNE ET SES HABITAN
Etendue territoriale de la confédération. —
Comparaison avec d'autres pays. — Population
et ressources des régions de l'ouest, dd cen-
TRE et de l'est. — Avantages agricoles et in-
dustriels.— Importance primordiale de la
forêt.
NOUS nous sommes attachés jusqu'ici à fixer
brièvement certaines des conditions fondamen-
tales, politiques et sociales qui existent au Canada.
Jetons maintenant un coup d'oeil général sur n
territoire et sur la population qui L'habite. Profit' m>
des volumineuses statistiques que met à notre dispo-
sition le dernier recensement pour faire un peu de
géographie seciale. Nous en userons du reste Bobre-
ment et en les condensant autant que possible.
Chacun sait que le Canada est, par l'étendue, un
des plus grands pays de la terre. Le czar de Russie
88 l'indépendance économique
règne sur 8,660,000 milles carrés du globe ; les Etats-
Unis d'Amérique, avec leurs colonies, en réclament
3 786,000 ; le Canada vient en troisième lieu avec
3,745,000 milles carrés de territoire. Toutes les autres
unités politiques du globe sont de proportions moins
vastes, sans en excepter la Chine et l'Australie.
C'est en présence de ces chiffres que l'on com-
prend la position unique dans les annales du inonde
de ce souverain qui règne, par de-là les mers, non-
seulement sur le Canada, mais sur des pays compre-
nant onze millions de milles carrés et nourrissant plus
de trois cents millions d'habitants. Et si l'on réfléchit
que, sauf en Asie, cet empire n'est point maintenu
par la force des armes, mais par un lien unique de
devoir et de loyauté, l'on devra convenir que c'est là
un exemple frappant de la sagesse dont sont capables
les société humaines lorsqu'elles ont le sentiment
qu'elles sont libres et responsables de leurs actes
publics.
Nous savons d'autre part que notre territoire im-
mense compte à peine deux habitants par mille carré,
et qu'il avoisine, sur une longueur d'environ 4,000
milles la populeuse république des Etats-Unis. C'est
ce qui a fait dire à beaucoup de Canadiens — cenom-
bre, heureusement, diminue tous les jours — que notre
existance nationale n'est qu'une illusion et que notre
autonomie dépend du bon plaisir de nos voisins. S'il
DU CANADA FRANÇAIS 39
en était vraiment ainsi, c ss études n'auraient pis leur
raison d'être, car à quoi servirait-il de Eav épa-
nouissement d'un sentiment national chez an penple
ainsi réduit à L'impuissance ? Mais la majorité
Canadiens est bien loin de partager cette triste opi-
nion. Elle croit, au contraire, que le Canada pendant
de longs siècles tiendra fièrement sa place parmi !■■>
nations du nouveau monde. L'Amérique de l'avenir
verra, marchant de pair, deux grandes puissances dont
l'une est déjà adulte, l'autre encore adolescente. Et
c'est ainsi que se formera graduellement sur ce conti-
nent un système de contrepoids utiles comme celui
qu'on appelle dans l'ancien monde le concert euro-
péen.
La confiance que nous pouvons avoir eu notre
avenir national ne doit cependant pas nous aveugler
sur nos points faibles. Ils sont surtout, nous l'avons
dit, la longueur et le tracé arbitraire de notre fron-
tière et le chiffre peu élevé de notre population. Le
premier est le fait de la nature, le second a pour
causes notre climat, notre situation politique et cer-
taines conditions économiques. Notre population est
peu nombreuse parce que les immigrants d'Europe
s'établissent en bien petit nombre ici. Il est naturel.
en effet, que recherchant une nouvelle patrie,
hommes se portent de préférence vers les eoni
exemptes des longs hivers du nord comme des cha-
40 l'indépendance économique
leurs accablantes des tropiques. Les pays ainsi situés
devaient se peupler avant le Canada.
Notre situation politique aussi éloigne l'émigrant.
Il faut vivre au Canada pour comprendre la liberté
canadienne. Les étrangers ne s'en rendent pas bien
compte. L'Irlandais qui s'exile recherche le drapeau
étoile ; l'Allemand, l'Italien, le Français, etc., préfèrent,
en s'expatriant, ne pas retomber sous le drapeau d'une
autre puissance européenne. Le courant de l'émigra-
tion s'est donc porté vers la république voisine, laquelle
a ajouté à l'immigration volontaire venant d'Europe,
l'immigration Forcée. Les descendants des noirs im-
portés d'Afrique pour servir de bêtes de somme, y
forment, à eux seuls, un population qui dépasse du
double toute celle du Canada.
Personne ne conteste que notre frontière du sud
ne soit un de nos points faibles. Cela a failli tout
récemment servir de prétexte à un coup d'Etat. Ce-
pendant cet inconvénient, réel aujourd'hui, diminue
d'année en année ; il disparaîtra bientôt. Lorsque le
Canada aura acquis son complet développement, cette
longue frontière deviendra une bien plus grande fai-
blesse pour sa voisine, car de tout temps la tendance
envahissante a été du nord au sud, de l'est à l'ouest.
C'est ainsi que tandis que les Américains peuplent
l'Ouest Américain, les Ontariens l'Ouest canadien, les
Canadiens-français se répandent dans l'Ontario et
DU CANADA FRANÇAIS 41
dans la Nouvelle- Angleterre. Tout porte donc à croire
que ces mouvements de population seront graduels et
pacifiques et que deux peuples libres et éclairés pour-
ront s'entendre sans se détruire.
Nous parlerons plus tard de cette éventualité
possible. C'est la seule qui puisse nous faire regretter
pour le moment la faiblesse numérique de notre popu-
lation. A cela près, nous ne croyons pas que la len-
teur de notre croissance soit un désavantage au point
de vue social et national. Le nombre est utile pour
le présent, la qualité est essentielle pour l'avenir. A
ce point de vue, ce qui a été pour nous un véritable
désastre, ce qui a réellement retardé nos progrès, c'est
la cruelle saignée que nous a fait l'industrialisme amé-
ricain. Il est certain que près d'un tiers de notre
accroissement naturel nous a ainsi échappé. Nous ne
sommes que six millions. Nous devrions être huit ou
neuf millions. Ce n'est ni notre climat ni notre dra-
peau (jui a donné lieu à cet exode de nos enfants. Ils
étaient attachés comme nous le sommes à notre beau
pays, et sur la terre d'exil un grand nombre d'entre
eux en conservent encore un affectueux souvenir. Ils
sont partis parce que nous les avons chassés. Au sein
de richesses incalculables nous n'avons pas su leur
fournir le travail et le pain. Nous les suivrons plus
tard dans les villes manufacturières où ils se sont
groupés et nous leur parlerons de la patrie où nous
42 l'indépendance économique
voudrions les voir revenir, avec les qualités acquises
là-bas. Mais occupons-nous tout d'abord de ceux qui
sont restés sur notre sol. Ceux-là souffrent moins
sans doute qu'aux jours sombres dé l'émigration. Ce-
pendant ce mal n'est présentement qu'enrayé ; il faut
l'extirper à jamais. Nous y parviendrons si nous
savons étudier notre territoire et nos ressources, car
les connaissant nous voudrons certainement en tirer
un parti sage et utile. Or, vouloir c'est pouvoir dans
presque tous les cas, dit la sagesse des siècles. Les
brèves remarques que nous consignons dans cette
étude seront peut-être de quelque utilité aux jeunes
gens qui s'intéressent à cette grave question.
Le territoire Canadien se divise naturellement en
trois régions longitudinales, contenant des groupe-
ments de population bien distincts. Nommons-les
respectivement : la région orientale, la région centrale
et la région occidentale.
La région orientale comprend les provinces du
Prince-Edouard, de la Nouvelle-Ecosse, du Nouveau-
Brunswick et de Québec, les territoires de Franklin
et d'U ngava, soit une superficie de 1,258,431 milles
carrés, Elle est plus vaste que tout l'empire Alle-
mand y compris ses colonies. Il est vrai que les ter-
ritoires du nord, encore pratiquement inexplorés et
peu productifs, comptent pour 854,961 milles carrés
dans ce chiffre. Cette région contient plus du tiers de
DU CANADA FRANÇAIS 43
la population du Canada. On peut diviser cette po-
pulation comme suit au point de vue des origines et
de la langue :
D'origine et de LANGUE française (Recensement de 1901).
Prince-Edouard 13,866
Nouvelle-Ecosse 45,223
Nouveau-Brunswick 80,042
Québec • 1,323.824
1,462,955
D'ORIGIXE ET DE LANGUE ANGLAISE OC ETRANGERE
(Recensement de 1901).
Prince-Edouard 89,378
Nouvelle- Ecosse 414,351
Nouveau-Brunswick 251,078
Québec 325,064
1,079,371
Total 2,542,326
Il faut ajouter à ces chiffres une quinzaine de
mille âmes représentant les indiens, les pêcheurs, lea
chasseurs et les traitants dans les territoire-. La
population se divise encore en rurale et urbaine
comme suit, toujours d'après le même recensement :
Pop. rurale. Pop. urbaine.
Prince-Edouard 91,179 12,080
Nouvelle-Ecosse 376,074 84,541 1
Nouveau-Brunswick 269,398 61,722
Québec 1,171,211 477.tis7
1,906,862 536,029
44 l'indépendance économique
La population urbaine est répartie entre vingt-
quatre villes de plus de cinq mille habitants. Dans
la province de Québec, la population de langue
anglaise se concentre surtout dans les villes ; on
compte près de cent mille personnes de langue
anglaise à Montréal seul, eu comprenant la population
de la ville de Westmouut. Dans le3 autres provinces
de la région orientale, il n'y a presque pas de popula-
tion française dans les villes.
La population rurale occupe plus de vingt-cinq
millions d'acres de terre : mais les terrains en culture
ne s'élèvent qu'à 6,756,411 acres, cultivées par 225,-
855 cultivateurs dont 210,554 sont propriétaires. La
valeur totale dn produit de ces terres pendant
l'année du recensement, en tenant compte des produits
laitiers, fut d'un peu plus de $135,482,000, dont
$98,000,000 produits dans la province de Québec.
Cette même année, les mines de la région produisirent
812,668,000, dont neuf millions dans la Nouvelle-
Ecosse et trois millions dans Q uébec. L'industrie de
la pêche donna un revenu de 813,604,000, dont sept
millions dans la Nouvelle-Ecosse, et celle des forêts
825,661,000. Soit un revenu total de ces quatre
chefs de 8187,415,000. Ajoutons le revenu des
industries de la région s'élevant à 8205,179,685,
dont 8158,287,994 pour Québec, et nous constatons
pour la région un revenu total de 8392, 594,685.
DU CANADA FRANÇAIS
La région centrale se compose des provinces
d'Ontario et de Manitoba et du territoire de Keewa-
tin, soit une superficie de 804,810 milles carrés, dont
334,394 pour les provinces. C'est à peu près l'éten-
due de l'empire portugais y compris ses possessions
d'Afrique.
Ce rapprochement nous ramène incidemment à
penser aux avantages que comporteraient un système
d'équilibre continental. Il est bien évident que le
Portugal serait à la merci de chacune des grandes
puissances sans l'équilibre européen qui tient chacune
à sa place. La garantie est sérieuse pour les paya
faibles, et le Canada devra rester dans la catégorie
des faibles pour quelques années encore. Mais c'est
là une digression.
La population de cette région était, en 1901. de
2,438,158. La province d'Ontario à elle seule comp-
tait pour 2,182,947 dans ce chiffre. La population
rurale de la région comptait 1,754,994 et la popula-
tion urbaine s'élevait à 683,164 répandue dans trente
et une villes de plus de 5,000 âmes. La population
d'origine et de langue française dans cette région
n'est que d'environ 180,000, sans tenir compte d -
métis de langue française du Manitoba. Sauf une
vingtaine de mille Canadiens-français qui habitent la
46 l'indépendance économique
capitale fédérale, Ottawa (1), la population de langue
française d'Ontario et du Manitoba est presque exclu-
sivement rurale. Nous verrons quel rôle social elle
est appelée à y jouer.
La population rurale de la région du centre occupe
plus de trente millions- d'acres de terre. Les terrains
en culture comprennent 11,953,530 acres, cultivés par
217,227 cultivateurs, dont 178,931 propriétaires.
L'année du recensement, le rendement total des terres
fut de 8221,402,000, dont 824,450,000 pour le Mani-
toba et le reste pour Ontario. Il faut ajouter à ces
chiffres les produits laitiers s'élevant à 815,385,000
pour les deux provinces. Cette même année, les fo-
rêts ont produit $22,302,000, les mines $10,634,000
et les pêcheries un demi million. Total : $269,723,000
Revenu industriel : $254,450,925. Revenu total de la
région, $524,173,925.
La région occidentale comprend les provinces de
la Colombie-Britannique, d'Alberta et de Saskat-
chewan, le territoire organisé du Yukon et deux
vastes territoires non organisés, ceux d'Athabaska et
de Mackenzie. Elle est de beaucoup la plus considé-
rable par son étendue qui est de 1,681,133 milles
carrés, t>oit un peu plus que l'étendue totale de l'em-
(1) La ville de Windsor, est aussi en partie canadienne-
française. Lus d'un millier de Canadiens-français habitent Toronto.
DU CANADA FRANÇAIS 47
pire turc. Au point de vue de la population, elle
bien plus faible que les deux autres, n'ayant, ta der-
nier recensement, que 336.597 habitants, y compris
une notable proportion de peaux-rouges et de Chinois.
Elle se peuple cependant très rapidement, par suite
surtout de l'immigration de cultivateurs venus de
l'Ouest américain où les bonnes terres [deviennent
rares. Si l'on ne compte pas les métis français venus
du Manitoba et établis sur divers points de la prairie,
la population de langue française n'est que de 16,-
000 âmes et son augmentation ne paraît pas très
rapide. Les revenus de cette région pour l'année du
recensement furent comme suit : Agriculture, $20,-
054,000 ; produit laitiers, $262,000 ; forêts. $2,634,-
000 ; mines, y compris le Yukon, 818,777,000 ;
pêcheries, $3#L7,000. Total $45,844,000, et de
§67,056,000 en tenant compte des revenus industriels.
En comprenant quelques colonnes dont nous
n'avons pas tenu compte dans ce résumé, le revenu
brut total du peuple canadien de tous ces chefs serait
de $992,719,781. Ces chiffres qui donnent un revenu
moyen de $925. par famille sont bien loin d'indiquer
un pays qui souffre de pauvreté. Cependant, comme
on l'a dit souvent, la statistique est trompeuse et les
plus belles généralisations ne supposent pas toujours
une situation économique satisfaisante, surtout lors-
qu'on tient les regards fixés sur l'avenir. Il ne faudrait
48 l'indépendance économique
pas, d'autre part, conclure de cette remarque, que
notre intention est d'entreprendre de longues analyses
statistiques. Notre but dans ce travail n'est pas
d'épuiser le sujet, «nais de mettre en évidence les
points les plus importants pour notre peuple aujour-
d'hui en pleine croissance.
Au point de vue de la langue, ce qui est, en somme,
une des meilleures indications générales de la forma-
tion intellectuelle et sociale, nous avions, en Canada,
en 1901, 3,131,653 personnes dont la langue usuelle
est l'anglais, et 2,212,025 personnes dont la langue
usuelle est autre que l'anglais, y compris 1,670.000
de langue française et 350,000 de langues allemande,
hollandaise, Scandinave, etc.
Ce sont ces trois régions et les trois groupes de
population qui les habitent, qu'il nous faut étudier, si
nous voulons concevoir une idée juste de la condition
économique actuelle du Canada, et de ce que lui ré-
serve l'avenir. Il est évident qu'en ce moment, le
groupe central et le groupe oriental sont les plus in-
téressants à étudier au point de vue des problèmes
sociaux qui vont se compliquant à mesure qu'une po-
pulation devenant plus dense, sent davantage le cou-
doiement à l'intérieur et la poussée de l'extérieur.
L'Ouest canadien est encore dans la période de for-
mation, pour ainsi dire primitive. Son avenir dépen-
dra d'une foule de causes, dont la principale et cel le
DU CANADA FRANÇAIS 4!)
sur laquelle nous pouvons exercer une influence réelle,
est la condition économique des groupes plus anciens.
C'est donc par ceux-là que nous devons commencer.
De ces groupes aneiens, le plus intéressant pour
nous et le plus important, croyons-nous, au point de
vue sociologique, c'est le groupe oriental. Réservons
donc pour l'instant, tout ce que nous pourrions dire
des merveilleuses prairies de l'Ouest. Ne nous lais-
sons pas tenter par le littoral du Pacifique au climat
délicieux, aux richesses minières inépuisables, et dont
les populations grandissantes tendent déjà la main à
l'Asie. Nous y reviendrons plus tard en passant par
la région immense et fertile des grandes mers douces,
sources du Saint-Laurent, où se multiplie dans l'abon-
dance une population si vivante, si saine et si belle.
Entrons, comme autrefois le capitaine de Saint-Malo,
dans le " golfe des Châteaux, " abordons comme lui à
la terre des " bons hables en challeur plus tem-
pérée que la terre d'Espaigne et la plus belle qui soict
possible de voir.
Quatre péninsules et deux grandes îles, dont l'une
forme près de la moitié d'une province, l'autre une
province entière, se groupent à l'endroit où l'Améri-
que se rapproche le plus de l'Europe. Au Sud-Est de
la province de Québec, le Nouveau-Brunswick s'avance
entre le golfe Saint-Laurent au Nord et l'Atlantique
au Sud. Une langue de terre rattache cette province
50 l'indépendance économique
à celle de la Nouvelle-Ecosse que l'étroit canal de
Canso sépare du Cap-Breton ; au nord de la Nouvelle-
Ecosse et entièrement baignée par les eaux du golfe
Saint-Laurent, se trouve l'île du Prince-Edouard. La
Nouvelle-Ecosse c'est l'ancienne Acadie ; ce nom
n'est plus officiellement reconnu, mais les poètes s'en
servent de préférence, car ils ont su s'identifier avec le
peuple martyr qui le porte gravé dans son cœur.
Au nord de l'Acadie, le golfe Saint-Laurent pré-
sente sa plus grande largeur. Il se rétrécit graduel-
lement vers l'Ouest où ses eaux rencontrent celles du
fleuve de ce nom, lequel coule entre deux chaînes de
montagnes, formant au sud la Gaspésie, au nord l'im-
mense péninsule du Labrador, dont la rive septen-
trionale baigne dans la baie James et la mer d'Hud-
8on ou Canadienne.
Nous avons vu que tout l'empire allemand tien-
drait à l'aise dans cette région. Toutes ses grandes
villes sont des ports de mer, de " bons hables " et la
pêche maritime est une de ses grandes industries. Ce
n'en est pas cependant la plus importante. Dans le
Cap-Breton et dans la péninsule acadienne se trou-
vant des houillères qu'on a commencé à exploiter en
grand, ainsi que d'excellents minerais de fer. Les
grèves du fleuve et du golfe Saint-Laurent se compo-
il sur une vaste étendue de sables magnétiques
déposés là par un effet de concentration naturelle et
DU CANADA FRANÇAIS 51
qui contiennent une quantité pratiquement illimil
de minerai de fer. Bientôt des procédés électriqi
permettront de le débarrasser des impuretés qu'il
contient et de le livrer à l'industrie et au commerce.
Dans différents endroits de la région on trou\
abondance et dans des conditions exploitables, des gi-
sements de fer chromé, du cuivre, du nickel, du molyb-
dène, du plomb, du zinc, de l'amiante, du graphite, du
phosphate, du mica, du pétrole, du talc et d'autres
minéraux encore. On y trouve en petites quantités
de l'or et de l'argent. (1) Cependant, l'exploitation est
encore si peu avancée, que le rende meut total annuel
des mines de la région représente à peine aujourd'hui
douze millions de dollars. N'oublions pas de men-
tionner ici des inépuisables dépôts de tourbe qui exis-
tent partout, que l'on commence à traiter scientifique-
ment et dont le prix de revient est moindre que celui
de la houille. Ce combustible excellent est une res-
source précieuse pour l'avenir ; il nous permettra sur-
tout d'économiser nos forêts.
Les travaux de M. Rodolphe Faribault et de M.
Robert Bell, de la commission géologique, de M.
Obalski, inspecteur des mines de Québec et de plu-
(1) Les géologues sont d'opinion que dans la régira du Nord
on trouvera l'or et l'argent en quantités importantes.
52 L'iXDÉPEN'DANCE économique
sieurs autres savants, mettront le public au courant
des ressources minières de cette région.
Cette immense richesse qu'offre les mines est pour-
tant peu de chose si on la compare aux ressources
agricoles de ce pays. Il est vrai que l'industrie agri-
cole, la plus ancienne industrie de cette région, est
encore pour ainsi dire dans son enfance, bien que les
peuples qui habitent cette partie du pays soient les
premiers établies au Canada. La richesse agricole capi-
talisée, d'après le dernier recensement, n'atteint pas à
trois cent millions près, celle de la seule province
d'Ontario. Elle n'est que de 585 millions et la pro-
vince de Québec figure pour plus de 430 millions dans
ce chiffre. Cependant, il est prouvé que son sol n'est
pas moins fertile que celui de la région supérieure et
que, pour certains genres de culture, le climat, bien
que moins clément, est plus favorable et le rendement
meilleur.
Les champs fertiles s'étendent très vastes dans la
péninsule acadienne et dans les îles qui en dépendent.
Ils sont plus rares mais non moins beaux dans la Gas-
pésie où les monts Appalaches se prolongent en co-
teaux ensoleillés et arrosés de nombreuses rivières.
jusqu'au golfe d'une part, jusqu'à la baie des Chaleur?,
de l'autre. Nous connaissons tous la large, belle et
Eertile vallée du Saint-Laurent .Nous avons parcouru
les pleines qui s'étendent jusqu'au lac Champlain au
DU CANADA FRANÇAIS 53
sud de Montréal Au nord, nous le savons, l'agricul-
ture remonte lentement vers les montagnes pour ren-
contrer et conquérir la richesse industrielle qui se pré-
cipite dans la plaine en torrents impél I sux de houille
blanche.
Mais réfléchit-on à ceci que sur les deux cents
millions d'acres de terres arables dans la province de
Québec, six pour cent à peine sont en culture ? On ne
songe guère que ces Laurentides dont les silhouettes
rondes et douces nous sont si familières et si chères
s'abaissent au septentrion dans une vallée aussi vaste
que celle du Saint-Laurent. Que la terre y est aussi
riche et aussi fertile, et le climat plus doux, puisque le
pays est moins exposé aux vents froids qui remontent
la vallée du Saint-Laurent. Cette zone, dont les Lau-
rentides forment la limite méridionale, pourrait nour-
rir vingt-cinq millions d'hommes. Les versants au
nord ont une inclinaison graduelle mais très percep-
tible. Des hauteurs qui forment la ligne de partage
des eaux, de puissants fleuves coulent vers la mer
Canadienne, et la forêt vierge se prolonge jusqu'aux
confins du territoire de la province.
On avait cru d'abord qu'au delà des Laurentides le
climat était trop rigoureux pour que les céréales pus
senty mûrir. Cetteerreui s'est dissipée devant les obser-
vations météorologiques et surtout devant L'expérience
des cultivateurs. Tout le monde sait aujourd'hui que
54 l'indépendance économique
les céréales mûrissent dans toute la zone qui s'étend,
par-delà les Laurentides, du Témiscamingue au lac
Saint-Jean.
On a dit plus tard : la limite cultivable, c'est la
hauteur des terres ; plus loin, la forêt cesse et le dé-
sert de neige s'étend jusqu'au pôle. Erreur encore. Il
est prouvé que sous le 51e degré de latitude nord, à la
rivière Nottaway, sur les rives de la baie James, la
forêt se prolonge, les légumes viennent très bien, les
troupeaux se portent à merveille. Les résidents affir-
ment que cette vaste région peut produire tout ce que
produit l'Ecosse. " Je n'ai aucun doute que tout ce
que l'on peut récolter en Ecosse, puisse être récolté au
Fort-George, " dit le facteur de ce poste, M. Gillies. (1).
Et pourquoi en douterions-nous ? Cette région est
encore au sud de Londres et de Berlin. Et nesait-cn
pas que dans l'antiquité on regardait la Bretagne et la
Germanie comme des pays froids et inhabitables. Dès
que ce pays sera accessible, notre population e'y por-
tera et c'est par lui que nous deviendrons un peuple
prospère et puissant. Déjà les voies ferrées ont en-
tamé cette région. Dans peu d'années, elles la sillon-
(1) Le fort George est situé à 235 milles au nord de l'extrémité
sud de la baie James. (Rapport du Dr Henri M. Ami, de la com-
mission géologicpue : " Ressources du pays de Québec à Winnipeg.")
Tout ce rapport est à consulter.
DU CANADA FRANÇAIS 55
lieront dans tous les sens et cola profitera non seule-
ment à l'agriculture mais aussi a l'industrie.
L'auteur de ce travail n'a pas beaucoup voy
hors de son pays, mais il a beaucoup lu et un pi
médité, et il lui semble que l'avenir de ipa-
triotes, surtout de ses compatriotes de race Eran i
est au moins autant dans l'industrie que dans l'agri-
culture.
A vrai dire, nous ne voyons pas, en étudiant la
carte à la lumière du livre, de pays aussi propre à la
grande industrie que la province de Québec, car les
deux chaînes de montagnes qui bordent le Saint-
Laurent et surtout celle du nord, sont les foyers des
forces hydrauliques les plus puissantes peut-être,
prises collectivement, qui existent sur la terre. La
forêt, cette matière première d'une foule d'impor-
tantes industries, ne se trouve nulle part aussi étendue
et aussi riche, et le Saint- Laurent est la grande route
par laquelle ces richesses se répandront dans le monde
entier.
La forêt ! Oui, c'est là notre grande richesse, ne
l'oublions jamais. L'agriculture est intéressée à sa
permanence au même titre que l'industrie, et noua
conserverons nos champs aussi longtemps seulement
qu'existeront nos bois. " Au Canada comme en Rue
dit M. Mélard, un expert en culture forestière, La
prospérité agricole est intimement liée à la présence
56 l'indépendance économique
de grands massifs boisés destinés à arrêter les vents
polaires. " Ces paroles ont pour nous une extrême
gravité. Nous ne pouvons douter de leur vérité ab-
solue, car dans certaines régions déjà nous sommes à
même d'en constater la justesse.
11 est absolument certain qu'en dévastant les fo-
rêts du Nord, les Canadiens, surtout ceux de la pro-
vince de Québec, détruisent non seulement leur avenir
industriel mais aussi leur existence en tant que peuple
agricole. Quand les montagnes et les hauteurs
seront déboisées, nos rivières se transformeront en
torrents dévastateurs, notre beau Saint-Laurent ces-
sera d'être un fleuve de vie pour devenir un flot fatal
charroyant à l'océan tout le sol arable de sa vallée ;
d'affreuses tempêtes chargées de froidure achèveront
de transformer en désert le pays dénudé qui ne pour-
ra plus nourrir ses habitants.
Voilà ce que nous réserve l'avenir si nous dévas-
tons nos forêts. Elles s'étendent au nord sur une
superficie de plus de cinquante millions d'acres ; au
sud et dans les provinces maritimes, on en trouve
encore plus de quatre millions d'acres. Au premier
coup d'oil et vues de loin, elles peuvent paraître
presque intactes ; mais ce n'est qu'en apparence, du
moins dans tous les endroits accessibles. Le feu et
la hache les amoindrissent incessamment. Quelque
DU CANADA FRANÇAIS 57
vastes qu'elles paraissent, elles disparaîtront avant la
génération qui grandit si nous n'y prenons garde. (1).
Que faut-il donc faire ? Devons-nous renoncer à
les exploiter et à défricher la terre pour des tins
agricoles ? Pas du tout. L'exploitation intelligente
et honnête loin de nuire à la forêt lui est bienfaisante.
On peut s'en convaincre en parcourant certaines
exploitations particulières, surtout les bois qui
appartiennent à Sir Henri Joly de Lotbinière, ce
véritable ami de son pays. Dans son domaine, très
vaste pour celui d'un particulier, il pratique la coupe
réglée, et pour chaque arbre qui tombe, il en fait
surgir de terre, en variant les essences, dix, vingt et
cent. Ses gardes veillent nuit et jour pour protéger
les massifs contre les incendies. Puisse cet homme
de bien faire école, puissent tous les Canadiens
s'inspirer de ses sentiments.
Appelons de nos vœux ce moment où personne ne
pourra diminuer la forêt sans encourir la réprobation
publique. N'est-il pas clair que celui qui la détruit
est un parricide, coupable d'une tentative contiv
L'existence même de la patrie ?
Pour protéger la forêt, la loi sera toujours
impuissante sans le secours de l'opinion publique.
(1) Voir le livre de M. George Johnson, "Forest Weolth "t
Canada. "
58 l'indépendance économique
Quand celui qui coupera un arbre inutilement ou
sans le remplacer, sera tenu pour un ignorant ou un
imbécile, quand le dévastateur de la forêt sera noté
d'infamie et montré du doigt par ses concitoyens,
quand celui qui y mettra le feu passera pour un
aliéné dangereux dont on demandera l'internement,
quand le témoin d'un de ces forfaits qui ne le dénon-
cera pas sera jugé aussi coupable que l'agent actif du
crime, alors seulement la loi cessera d'être une lettre
morte pour devenir efficace et active.
Ainsi donc, si le mal doit continuer, ne nous
avisons pas d'en accuser les gouvernements qui sont
nos mandataires et qui seront toujours plus ou moins
faits à notre image. S'ils se montrent apathiques, le
mal vient de nous. N'attendons pas que d'autres
fassent notre œuvre, car alors elle ne sera peut-être
jamais faite. Ce n'est que rarement qu'il surgit
parmi les peuples de ces âmes puissantes et droites,
assez clairvoyantes pour voir la vérité et assez fortes
pour l'imposer.
Avant donc de parler de la conservation et de
l'exploitation de la région qui nous occupe en ce
moment, il importe de savoir quelle population
l'habite et quel esprit anime cette population. Le
groupe de langue française nous attirera tout d'abord
puisqu'il est, dans cette région, le plus anciennement
DU CANADA FRANÇAIS 59
établi et le plus nombreux. Il oti're en outre, <iu
point de vue de la formation nationale canadienne, un
intérêt au moins égal à l'autre. Ce .sera le sujet de
la prochaine étude.
IV
LA POPULATION FRANÇAISE
Son développement numérique. — Insuffisance de
l'instruction primaire et manque de connais-
sances pratiques. — Défaut social de la race
et ses conséquences. — plus avancés sociale-
MENT que les Français, au début du 19e siè-
cle, les Canadiens -français paraissent main-
tenant EN RETARD. — FAIBLESSE ÉCONOMIQUE
des Canadiens-français. — Ses causes. — Signes
encourageants pour l' avenir.
CE rameau détaché du vieux tronc français a tou-
jours intéressé ceux qui, s'occupant de socio-
logie ou d'histoire, ont eu l'avantage de l'étudier de
près. On a beaucoup écrit à son sujet dans les deux
hémisphères, et la plupart du temps avec une igno-
rance excusable lorsqu'il s'agit de détails, impardon-
nable quant on touche sans s'en apercevoir à des
questions d'une importance générale. Il est permis
DU CANADA FRANÇAIS 6 1
d'ignorer l'histoire intime des Magyars hongrois, il
serait honteux de ne pas savoir qu'ils furent le boule-
vard de la chrétienté en Europe, les champions victo-
rieux du principe autonomique dans l'empire germain.
C'est pourtant une ignorance semblable que les
Canadiens- français ont pu constater chez un grand
nombre de ceux de leurs cousins de France qui ont
écrit sur le Canada. Ces derniers ont trouvé matière
à critique dans leur parler un peu achaïque, dans les
mœurs, les coutumes et les idées qui ne sont plus
celles de la France contemporaine. De la quasi mi-
raculeuse survivance des Canadiens-français et de
leur phénoménal développement, on a dit peu de
chose. Qu'ils se soient fait les défenseurs de l'idée
française et catholique en Amérique, et cela au prix
de sacrifices immenses ; qu'ils aient usé dès le début et
supérieurement de la seule arme défensive que le sort
leur avait laissé : la constitution anglais,' ; qu'ils
aient lutté avec une opiniâtreté héroïque pour le prin-
cipe du gouvernement responsable dont le triomphe
exerce une influence si décisive sur Les destinées de
l'empire britannique tout entier et partant sur le
monde, ce sont des faits que l'on passe sous silence
N'est-il pas singulier qu'on s'abstienne de signaler en
France ces grands actes qui témoignent delà vigueur
de la mentalité française ?
Le gouvernement britannique sent plus juste .
62 l'indépendance économique
tous ses actes officiels le prouvent. Cependant il
existe encore en Angleterre une école apparemment
incorrigible dans son arrogance à l'endroit des
" colonials " de toute race et de toute couleur. Sir
Henry Steadman Cotton, un officier important du
service civil indien, exprime dans un récent ouvrage
la crainte que cette attitude persistante ne fasse
perdre à la Grande-Bretagne l'empire des Indes.
Comme les extrêmes se touchent, il n'est pas surpre-
nant de trouver ce groupe peu nombreux, mais
bruyant dans son ultra-loyalisme, tendant la main,
dans la république américaine, à ceux-là précisément
qui n'ont jamais pardonné aux Canadiens d'être
restés fidèles à la Grande-Bretagne, en 1775. Pour
ces derniers, le Canada français n'est qu'un vestige de
l'ancien régime. On n'y retrouve plus sans doute les
charmants grands seigneurs et les dames exquises du
temps de Frontenac ; mais Jean-Baptiste est toujours
la momie de Jacques-Bonhomme, la province de
Québec un décor d'opéra comique.
Les Canadiens-Français se consolent facilement
d'être ainsi déprisés. Ils savent que le temps fera
justice des faux jugements, et conscients de leur
propre valeur, ils ont en outre le sentiment d'une
appréciation fraternelle de la part d'un certain
nombre de leurs compatriotes de langue anglaise
( "est même un des faits notables de notre vie
DU CANADA FRANÇAIS 63
nationale que les fauteurs de discorde n'ont jamais
réussi à entamer sérieusement le fonds de confiance
réciproque qui existe entre les deux populations du
Canada et que les appela à la justice et à la tolérance
sont presque toujours écoutés. Aussi ces deux popu-
lations semblent-elles de plus en plus disposées à
partager amicalement leurs gloires passées, leurs
occupations présentes et leurs soucis de l'avenir. El
tout cela s'accentuera davantage, si nous savons nous
corriger certains de nos défauts, dont le plus grave
sans aucun doute est notre faiblesse économique.
C'est là une tendance sociale qu'il convient de noter,
avant de parler du développement numérique et de la
condition économique de ces deux groupes. (1)
(1) Il est toujours utile de savoir ce que les autres pensent de
nous, même lorsque leur jugement est manifestement injuste : il i Bt
bon d'être averti des préventions que l'on cherche à répandn
notre compte afin d'être en état de les combattre par la sagest
la dignité de notre conduite. C'est à ce point de vue que nous noua
plaçons pour détacher quelques phrases du premier chapitre du
livre de M. < îoldwin Smitli : " Canada and theCanadian Question."
" Québec est une théocratie. .. Les habitants sont les moutons
du prêtre. Celui-ci est leur chef politique comme leur directeur
spirituel, il désigne les hommes politiques qui doivent servir les
intérêts de l'Eglise à Québec ou à Ottawa. La foi des paysai
médiévale... Il (le paysan) est simple, ignorant, soumis, crédule,
encroûté... il cultive de la manière la plus primitive le lopin pater
nel. .. il mange oe qu'il cultive et son ordinaire comprend beaucoup
de soupe au pois, ce qui donne lieu à des moqueries.
64 l'indépendance économique
Pour ce qui est du développement numérique des
Canadiens- français, nous ne saurions mieux faire
que de consulter l'étude publiée par M. Thomas Côté,
un dos commissaires du recensement de 1901 ; travail
qui met vivement en lumière l'augmentation rapide
de la population française du Canada.
Seconde province de la confédération, dit-il, par
l'importance de sa population, Québec a vu sans cesse
croître l'élément fiançais, qui y a toujours été pré-
pondérant. Il y a actuellement dans la province
...L'habitant n'est ni cultivé, ni ambitieux, mais il est supérieur
au troglodyte de " La terre. " Les Canadiens-français pullullent.
L'Iiglise encourage chez eux, comme chez les Irlandais, les mariages
hâtifs dans l'intérêt delà morale, pour augmenter le nombre de
fidèles, et sans doute aussi le chiffre des contributions... Le peuple
est pauvre, mais l'Eglise, pour un tel pays, est immensément riche.
Ni Versailles, ni les pyramides n'ont indiqué plus clairement la
pviissance du roi, que la grande Eglise et le monastère dominant les
cabanes, ne révèlent le pouvoir du prêtre. "
Prétendre expliquer par un tel tissu d'exagérations la condi-
tion sociale d'un peuple est plus d'un pamphlétaire que d'un philo-
sophe. Et M. Goldwin Smith n'a pas même le mérite d'être origi-
nal. Une foule d'autres auteurs plus ou moins connus ont trempé
leur plume dans le même fiel. Si leur but n'est pas de soulever les
populations canadiennes les unes contre les autres, il est difficile de
comprendre ce vers quoi ils tendent. Qu'on songe à l'effet que de
tels écrits sans cesse renouvelés doivent produire sur la population
d'Ontario ! Il n'est pas surprenant qu'elle connaisse mal les Cana-
diens-français. La merveille c'est qu'elle ne les déteste pas de tout
son cour.
! 0 CANADA FRANÇAIS 65
1.649,898 habitants, donl L.322,115 de langue fran-
çaise, 289,929 de langue anglaise et 36,854 apparte-
nant à des races diverses. L'augmentation de la
population dans la province de Québec en dix an
de 160,363. Comme les Canadiens-français de eette
province ont augmenté de 125,769, la population
non- fiançai se n'a donc progressé que de 34,594.
Cette dernière est en minorité dans tous les coll-
électoraux, excepté Argenteuil, Pontiac, les divisions
Sainte-Anne et Saint-Antoine de Montréal, Brome,
Huntingdon et Stanstead. Il y a vingt ans, les
Canadiens-français étaient en minorité dans tous les
cantons de l'Est, ainsi (pie dans Pontiac, Argenteuil,
Québec-Ouest, Huntingdon et Montréal-Ouest Cha-
que recensement décennal a indiqué en leur faveur
des gains considérables. Si bien qu'aujourd'hui, dans
tous les collèges électoraux qui, à l'époque de la
confédération, devaient être, dans l'esprit de
auteurs, exclusivement réservés à l'élément anglo-
saxon, ils sont en majorité. Petit à petit les Anglo-
saxons ont déserté ces (-(.lièges électoraux et ont
remplacés par des Canadiens-français. Le tableau
suivant indique la progression :
66
l'indépendance économique
Canadiens-français
Autres origines
1881 1891
1901
1881
1891
1901
Huntingdon
4.617' 4,489
8,009 9,330
4,910 4.839
4,749 6,938
5,828 8,771
7,70ii 10,335
6,414 5,951
5,054! 6,663
5,106
9,913
4,766
8,749
10,690
14,468
7,393
9,402
10,878
8,300
10,917
10,832
6,393
11,850
9,648
14,185
9,896
9,192
9,870
11,129
8,155
12,444
9,207
15,421
8,804
T. 6
8,569
Rtanstead
Sherbrooke
8,631
10,249
7,736
1 1 ,992
Argenteuil
Pontiac
9,016
16,320
Le même phénomène se produit dans les comtés
d'Ontario situés sur les contins de Québec, comme
nous le verrons plus loin.
Dans les provinces maritimes aussi, la proportion
des Acadiens augmente par rapport à la population
générale. Le miracle, dans cette contrée, c'est que la
population française y existe du tout, après la cruelle
persécution qu'elle a subie autrefois et qui même au-
jourd'hui n'a pas encore pris tin, bien que ce ne soit
plus l'autorité politique qui la continue. Là, comme
aux Etats-Unis, les amis de la langue française ont à
combattre un ennemi nouveau et puissant qu'ils vou-
draient pouvoir inspecter et aimer. C'est uniquement
à son courage et à son amour de la patrie acadienne
que ce groupe doit sa survivance. Dès que les cir-
DU CANADA FRANÇAIS 07
constances le permirent, les Acadiens revinrent des
contrées lointaines où on les avait déportés, ils sorti-
rent des bois où on les avait traqués comme des bf"-t<-s
fauves. Aujourd'hui ils occupent de nouveau l'an-
tique patrie ; ils ont leurs terres, leurs églises, leurs
écoles, leurs collèges, toute leur organisation sociale.
Il semble cependant que leur caractère reflète quelque
chose des tristesses passées. Ils sont plus graves et
moins connnunieatif's que les gens de Québec.
" Je me sens le coeur réjoui, écrivait le regretté abbé
Casgrain, en songeant que cette belle contrée, arrosée
par les rivières Memramcook et Petitcoudiac, est
encore toute française. Les Acadiens qui avaient été
expulsés en 1775, en ont de nouveau pris possession.
ils y ont si bien prospéré, qu'ils forment aujourd'hui
le groupe le plus important de leur race au Canada...
Les terrains que leurs ancêtres axaient conquis sur
la mer, par les travaux d'endiguement qu'ils avaient
fait le long des deux rivières, et qui avaient été sub-
mergés depuis leur dispersion, ont été mis en culture
depuis leur retour. Ces terrains cnt été tellement
agrandis d'année en année, qu'aujourd'hui leur lon-
gueur totale n'est pas moins de trente milles sur une
largeur considérable.
Les Acadiens ont remporté là une belle victoire.
Ils ont prouvé qu'on n'extermine pas un peuple qui
garde dans son cœur l'amour de sou pays. Cette po-
68
l'indépendance économique
pulation pleine de vigueur et de sève, et qui a produit
depuis son retour beaucoup d'hommes distingués,
augmente constamment en nombre. M. Côté, dans
l'étude dont nous avons cité plus haut quelques
passages, fait remarquer que tandis que la popu-
lation de langue anglaise diminue dans deux sur
trois des provinces maritimes, la population de
langue française y augmente notablement, ainsi que
l'atteste le tableau que nous transcrivons :
Population fra>
Ç.AISE
1SS1
1891
1901
Prince- Edouard
10,751
41, -il!)
56,6.'!f>
11,847
29,836
61,767
13,866
45,161
79.979
Quant à l'Ontario, sa population totale n'a aug-
menté que de 68,622 durant la dernière décade, et
sur cette augmentation celle de la population de
langue française compte pour 57,548. Il résulte de
ces chiffres qu'à une population totale de 1,404,974
en 1891, les Canadiens-français ont ajouté pendant la
décade 244,897. L'augmentation entière de la popu-
lation durant la même période ayant été de 538,076,
il s'ensuit que près de la moitié de cette augmenta-
tion est due aux citoyens d'origine française.
DL* CANADA FRANÇAIS
69
Si nous voulons suivre les Canadiens-fra
jusqu'aux Etats-Unis nous retrouverons la même
fécondité. M. R.-li. Kuczynski a publié, d'après le
recensement de 1895, une statistique intéressante
sur la fécondité des races dans la Nouvelle-Angleterre.
Il a dressé pour le Massachusetts un tableau que nous
résumons ici, en faisant remarquer que la proportion
est à peu de chose près la même dans toute la
Nouvelle- Angleterre.
FÉCONDITÉ DKS RACES AU MA8SACHUSETTS.
Lieu de naissance des Nombre d'en-
mùres faut s
Massachusetts . i 518,614
Nouv. -Angleterre 202 1573
Autres Etats de l'union ti.'î, 212
Irlande 472,467
Canada-Anglais 15,328
Canada-Français 04, i7<i
Angleterre 94,030
Allemagne ■ 32,4)5
Nombre d'en- No. d'enfante
fants par vivants par
bmme mai i t femme mariés
•-'.7'»
1.95
2.64
1.86
2.76
l.'.u
4. '.17
3-20
3.21
2.24
5.47
4.07
2.65
4.21
2. !>7
AI. Kuczynski constate (pie de toutes les Cana-
diennes-françaises mariées, âgées de soixante ans ou
plus, dans le Massachusetts, Tannée du recensement,
trente-deux seulement n'avaient pas eu d'enfants. La
théorie de la disparition prochaine de la race française
70 l'indépendance économique
en Amérique ne semble donc pas très clairement
établie. (1)
Si la progression numérique est un facteur impor-
tant dans Téconomie d'un peuple, le degré d'instruc-
tion ne l'est pas moins. Plus un peuple est instruit —
nous entendons par là la véritable instruction qui
comporte aussi l'éducation — plus il lit et plus il pense ;
en pensant il se civilise, et il arrive rapidement à dé-
sirer et à obtenir par le travail et par l'effort, les
qualités sociales et économiques qui sont nécessaires à
son progrès. A ce point de vue, le tableau que pré-
sente la population française du Canada n'est pas
aussi encourageant. Cela paraîtra vrai surtout si
l'on veut bien ne pas perdre de vue l'urgence du dé-
veloppement économique du Canada, la nécessité ab-
solue ou nous sommes de trouver certaines solutions
sociales si nous voulons rester les maîtres de notre
pays.
Dans un moment ou les circonstances nous impo-
sent le devoir de nous rendre supérieurs aux autres
peuples au point de vue économique, nous constatons
chez une partie de la population canadienne, sous cer-
tains rapports, une infériorité marquée. C'est la leçon
(1) Il y a des réserves à faire à ce sujet. Nous aurons à en
parler lorsque nous traiterons de l'avenir industriel du Canada.
DU CANADA FRANÇAIS
71
que nous pouvons tirer des chiffres des deux derniers
recensements décennaux résumés dans le tableau sui-
vant que nous trouvons dans l'annuaire statistique
officiel pour l'année 1903 ;
STATISTIQUE DES ILLETTRÉS EN CANADA
four cent sur
Année
Illettrée
Population
totale
Canada
1891
1,449,446
29.99
<<
1901
1891
1,322,816
34,198
24.63
Colombie-Britannique..
31 29
"
1101
55,902
28.38
Manitoba
1891
43,282
26.58
"
1901
67,833
30.64
Nouveau-Brunswick . ..
1891
98,438
26.41
"
1901
87,442
26.57
Nouvelle-Ecosse
1891
119 b7.~>
24 03
"
1901
110,42.-)
21.48
1891
454,353
18.13
M
1901
1891
27,126
19.13
Prince-Edouard
24.87
"
1901
21,296
20.62
Québec
1891
609,925
40.98
«<
1901
1891
487,591
62,549
... i ,
Territoires N 0
63.21»
t«
1901
96,638
4."). 66
Ce malheureux tableau indique que malgré de
très notables progrès, la provi nce française de Québec
donne le pour cent le plus considérable d'illettrée
C'est dans cette province qu'on trouve le nombre le
plus considérable de personnes ne sachant ni lire, ni
écrire, soit 487,591 contre 395,690 pour Ontario dont
la population est d'un demi-million plus nombreuse
72 l'indépendance économique
C'est ce nombre alarmant d'illettrés qui a servi de
base à toutes les accusations d'ignorance portées
contre la province française, et il faut convenir en
effet que c'est une constatation désolante.
Hâtons-nous cependant de dire que cette statis-
tique montre la province de Québec sous vin jour
quelque peu faux. Dans Ontario on ne trouve
qu'une proportion de 11.34 p. 100 d'enfants au-
dessous de cinq ans. Dans Québec cette proportion
est de 14.41. De sorte qu'il reste dans Ontario une
proportion de 7.85 p. 100 illettrés au-dessus de cinq
ans contre 15.10 p. 100 dans Québec. Le nombre
est encore presque deux fois aussi considérable dans la
province française. Il est certain que eelle-ci doit en
grande partie cette infériorité à la faiblesse de son
organisation scolaire et surtout au défaut d'esprit de
suite et de fermeté dans l'application de la loi. On
n'enseigne pas assez aux parents qu'un des crimes les
plus irrémissible qu'ils puissent commettre, c'est de
permettre que leurs enfants grandissent dans l'igno-
rance.
M. Léon Gérin a consacré à cotte question vitale
plusieurs belles et savantes études qui ont paru dans
la " Science Sociale " de l'année 1897. Le recensement
de 1891, sur lequel il travaillait, indiquait le chiffre
vraiment effrayant de 009,925 illettrés sur une
population de 160,303 moindre que celle de 1901. Il
DU CANADA FRANÇAIS 73
a traité la question au point de vue exclusivement
scientifique et ses conclusions, que nous transcrivons
ici, méritent d'être méditées attentivement.
" Récapitulons, dit M. Gérin.les données principales
fournies par notre enquête :
" 1. La proportion d'illettrés dans les divers grou-
pes de population canadienne varie suivant la nature
des lieux et le régime du travail. Les illettrés sont
nombreux dans les groupes qui vivent de pêche ma-
ritime, d'industrie forestière primitive, de culture vi-
vrière et isolée ; ils sont beaucoup moins nombreux
dans les centres de fabrication et de commerce, et,
d'une manière générale, partout ou la fabrication et le
commerce entrent pour une part dans les moyens
d'existence .de la population.
" 2. La pro portion d'illettrés varie encore suivant
les origines, ou, plus exactement, suivant les tradi-
tions des divers groupes. Les illettrés sont nombreux
dans les groupes à tradition communautaire ; ils sont
beaucoup moins nombreux dans les groupes à forma-
tion particulariste.
" 3. La tradition communautaire affecte de deux
manières le développement de l'instruction. D'abord
en produisant un type de travailleur peu soucieux de
s'élever, et par conséquent, de lui-même peu porté à
s'instruire en vue d'améliorer sa condition et de mon-
ter dans l'échelle sociale. Ce travailleur est aussi par
74 l'indépendance économique
lui-même peu capable d'organiser et de faire fonc-
tionner convenablement le service scolaire local. La
tradition communautaire affecte encore le développe-
ment de Vinstruct.on en produisant des classes diri-
geantes détachées toutes de la pratique des arts
usuels et formées en grandes corporations. Ces classes
sont moins promptes à percevoir, moins aptes à réa-
liser les réformes désirables pour la masse des habi-
tants. Elles appliquent le mécanisme scolaire pour
leurs fins corporati .'es spéc iales ; elles sont, du reste,
peu en mesure de produire au sein de la population,
parallèlement à la diffusion de l'instruction, ce déve-
loppement de l'initiative et des moyens d'existence,
sans lequel on aboutit au déclassement.
" La réforme, pour être sérieuse, pour être com-
plète, devra donc porter sur ces trois points : Les
moyens d'existence de la population, la formation de
la classe ouvrière, la formation de la classe dirigeante. "
On saisit très bien dans les lignes qui précèdent
le défaut capital dans la formation sociale des Cana-
diens-français, et de nos jours ce défaut tend à s'ac-
centuer. Si cela continue, les conséquences à venir
seront évidemment très malheureuses. S'habituer de
plus en plus à rester en tutelle et se déshabituer de pen-
ser, n'oser marcher seul, laisser à d'autres le soin de
l'initiative et l'accomplissement des devoirs sociaux,
voilà la première cause de faiblesse, le premier germe de
DU CANADA FRANÇAIS 75
décadence, le premier pas dans la voie fatale par la-
quelle un peuple qui s'oublie tombe rapidement au
rang des races faibles et inférieures, victimes toutes
désignées du minotaure social. C'est par l'action que
l'on devient fort et les forts n'attendent pas que le
salut leur vienne du dehors. Ils ne se courbent point
passifs sous les coups du destin, ils lui résistent ; ils
ne se contentent pas de rester sur la défensive, mais à
l'occasion ils attaquent ; repoussés, ils ne se rebutent
pas, ils reviennent à la charge.
Esprit d'initiative indépendant et persévérant
parfois jusqu'à l'opiniâtreté, telle est la marque de
ceux auxquels appartiennent l'avenir. Tous ceux qui
ont étudié la science sociale comprennent que sans
cette qualité largement répandue, une organisation
vraiment forte de la vie publique comme de la vie
privée est impossible.
Par suite de la déplorable faiblesse de l'opinion
publique, on a pu impunément négliger l'école
primaire. Le législateur ne se sentant pas soutenu
par elle, a plusieurs fois reculé devant des influences
latentes mais très puissantes qui s'opposent à un plus
grand développement du système scolaire. Ceux qui
agissent ainsi peuvent être de bonne foi, mais il ne font
pas preuve de prévoyance. Prétendent-ils arrêter l'évo-
lution humaine ? Ils peuvent bien en sous-main poser
des entraves, mais aucun corps responsable n'oserait
76 l'indépendance économique
.s'opposer ouvertement à la diffusion de l'enseigne-
ment, parce que l'on sent très bien qu'il faut que cela
soit.
Puisqu'il en est ainsi, pourquoi ne pas accepter
franchement cette nécessité et en tirer le meilleur
parti possible ? Qu'on instruise les enfants, mais qu'on
les dirige en les instruisant. Qu'on s'efforce de leur
enseigner dès le bas âge les moyens pratiques et
probes de se tirer d'affaire. L'on s'apercevra bien
vite, si l'on veut faire cela, qu'une instruction primaire
ainsi comprise, bien loin de pousser les jeunes gens
vers les villes, bien loin de leur inspirer le goût de la
paresse et la passion de l'alcool, en fera des hommes
sages, des agriculteurs experts et ambitieux, ayant
l'amour de la terre et du progrès et un éloignement
profond pour les vices sociaux qui minent actuelle-
ment la population française du Canada.
On semble avoir craint de trouver dans l'école
primaire améliorée une concurrence qui ferait tort
aux collèges et aux couvents. Erreur profonde et
démontrée, ou l'on est tombé sans doute par crainte
de voir se renouveler ici les troubles scolaires de la
France, où les conditions sociales et politiques sont
toutes différentes ; par suite aussi de 1 agitation faite
contre nos établissements d'instruction seco daire par
certains amis de l'instruction plus ardents qu'éclairés.
Cette dénonciation de l'enseignement secondaire dans
DU CANADA FRANÇAIS 77
la province de Québec, en principe, est une erreur
aussi grave que celle que l'on commet en voulant y
limiter l'instruction primaire.
Que les collèges classiques manquent de certaine!
éléments pratiques qu'il serait facile de leur donner,
nul ne le conteste. Mais il est également incontestable
qu'ils ont formé, qu'ils forment des hommes supérieurs
et que leur rôle est de première importance nationale
et sociale. De telles institutions sont essentielles aux
peuples qui aspirent à devenir grands. Ce sont des
foyers, mais des foyers qui s'éteindront si l'on ne
prend pas soin de les alimenter.
Où donc trouverons-nous cet aliment dont les
collèges ont besoin parmi une population ignorante et
illettrée ? Nous comprendrons mieux la situation lors-
que nous aurons étudié de plus près le groupe français
qui nous occupe en ce moment. Affirmons cependant,
avant de passer outre, ce principe qui nous paraît
consacré par l'expérience : que toutes les institu-
tions sociales contiennent, à des degrés différents, de-
éléments utiles qu'il faut conserver avec soin.
Détruire, c'est presque toujours rétrograder
Détruire les collèges classiques ce serait enlever au
Canada- français son principal élément de supériorité,
ce serait le décapiter une seconde fois en tarissant la
source de ses hommes publies ; négliger l'école
78 l'indépendance économique
primaire c'est préparer un autre genre de destruction,
celle qui atteindra l'influence qu'exercent aujourd'hui
les directeurs de l'enseignement dans notre pays. Ils
jouissent maintenant de la confiance publique. S'ils
venaient à la perdre, comme cela arrivera s'ils ne se
font pas les champions de l'instruction publique et du
progrès, ils ne la recouvreraient plus. Non, ils ne faut
pas détruire, mais édifier, améliorer sans cesse. C'est
ainsi que les sociétés sages et progressives respectent
le passé tout en pré] arant l'avenir.
En étudiant attentivement le caractère de nos
compatriotes d'origine française, nous devrons, croyons
nous, conclure, qu'au fond ils se sont moins écartés
de la formation intellectuelle française qu'on pourrait
le croire tout d'abord étant donné leur changement
de milieu, et la diversité des événements de leur
histoire depuis la séparation. La cause en est indu-
bitablement le fait qu'ils ont continué à recevoir une
éducation toute française. Le Canadien-français est
resté essentiellement et avant tout logique. Cela fait
tout à la fois sa force et sa faiblesse. On remarque
le contraire chez l'Anglo-saxon qui se pique d'être
pratique avant d'être logique. Cette logique fran-
çaise, simple et lucide, devient de la profondeur chez
les esprits d'élite. Elle est en eflet essentielle à
toutes les grandes conceptions originales. On peut
dire qu'elle fut de tout temps la lumière de l'esprit
DU CANADA FRANÇAIS
71»
français. Mais elle peut produire de regrettables
résultats chez les sujets incultes et ignorants; elle
plus dangereuse encore pour ceux qui ue sont qu'à
demi instruits, ou mal instruits. Instruire sans
diriger, c'est placer une arme meurtrière entre les
mains de qui ne sait pas s'en servir.
C'est une logique mal entendue qu'on trouve au
fond de tous les défauts les plus apparents du Cana-
dien-français moderne. Il se peut qu'il se ressente
encore des conséquences d'une ancienne formation
sociale vicieuse et que cela nuise à son développement.
Mais cette cause ne nous paraît que très faible-
ment déterminante. Il est important en effet de ne
pas oublier que le colon français émigré au seizième
ou au dix-septième siècle, n'a pas eu à subir L'effel
déprimant d'un régime social tellement mauvais qu'il
a rendu la Révolution possible. Les circonstances
lui ont épargné au moins deux siècles de famines
périodiques et d'oppression, causes qui expliquent
tout à la fois les faiblesses et les violences de ce
peuple subitement déchaîné à la fin du dix-huitième
siècle. Les étrangers impartiaux qui assistèrent à
cette époque aux séances des premières assemblées
législatives françaises, avaient peine à en croire leurs
yeux et leurs oreilles, tant ces députés leur parais-
saient incapables de diriger les affaires de leur pays
par suite non seulement de leur ignorance pratiqw
80 l'indépendance économique
mais aussi de leur défaut d'équilibre. Us faisaient
sans hésiter des revendications extravagantes, abso-
lument comme en font aujourd'hui les députés à la
Douma. Il faut lire à ce sujet les Origine." de la
France contemporaine, de Taine, et la Révolution
française de Thiers.
Vers cette même époque les Canadiens-français,
tout en conservant au fond la formation française,
commençaient à manier habilement l'arme constitu-
tionnelle et parlementaire, et ils y avaient été
préparés par une longue suite de combats contre la
nature et contre les hommes, vie toute d'initiative, où
il fallait oser et agir sous peine de succomber. On
admettra que les circonstances étaient très différentes.
A tout événement, pendant la période de lutte cons-
titutionnelle, il nous semble incontestable que l'ini-
tiative individuelle et nationale leur a rarement fait
défaut lorsqu'ils ont compris clairement leur intérêt
ou leur devoir.
Depuis lors, malheureusement, nos compatriotes
ne se sont pas maintenus à la même hauteur, parce
qu'ils ont ignoré l'évolution sociale qui se produit
autour d'eux. Prenons au hasard, dans la classe la
moins entamée, un chef de famille cultivateur vivant
sur sa terre. Sans être riche, il est à l'abri du
DU CANADA FRANÇAIS -SI
besoin. (1) C'est un brave homme, sa femme esl
excellente, tous deux sont intelligente. Ils sont
peut-être illettrés ; mais s'ils savent lire et écrire-, ils
ne trouvent à leur portée aucune littérature utile et
pratique. C'est là un des inconvénients de leur
éloigneraient du foyer intellectuel de leur race, et il
faut avouer que le journal politique ne supplée que
très imparfaitement à cette lacune. Leurs horizons
sont donc très bornés, la somme de leurs impressions
très faible et l'on peut dire qu'ils ne connaissent que
ce qui est traditionnel dans leur milieu paroissial.
Comme le grand nombre des ignorants, ils ne savent
guère faire valoir leur bien, ne se doutant même pas
qu'il leur soit possible d'agir autrement et mieux
qu'ils ne font. Ils se laissent vivre, et si parfois il
leur arrive de réfléchir, voici comment ils raisonnent
A quoi bon l'effort ? La culture ne paye guère, on ne
vend presque rien. En cultivant juste ce qu'il nous faut
pour notre consommation, nous faisons le nécessaire
que faut-il de plus pour gagner le paradis ? On
répare à peine la maison et les bâtiments qui graduel-
lement se dégradent, on n'améliore pas la terre qui
(1) Depuis des générations nos cultivateurs vivent dans l'abon-
dance des choses do première néoeesité, Il est rare qu'ils Eaawnl
comme les paysans français dont on nous fait la description, 1<>
quels se privent presque du nécessaire pour épargner et acquérir
des biens fonciers.
82 l'indépendance économique
s'épuise, on soigne peu les bestiaux dont la race
dégénère et dont le nombre diminue. On se sent un
peu plus pauvre, mais on a tout de même du pain sur
la planche. Acheter des machines agricoles, des
animaux de race améliorée ce serait s'appauvrir
davantage pour un profit éloigné et fort probléma-
tique. Quant à se grever d'impôts, surtout de l'impôt
scolaire qui ne rapporte rien du tout, il ne faut pas y
songer. C'est ainsi que se travestit la logique chez
l'ignorant. Cette famille a vécu ainsi depuis plu-
sieurs générations, sans que le vice économique de
l'indifférence routinière qui la mine l'ait encore
atteinte dans sa vitalité, ni même sérieusement dans
sa fierté. Nous le savons tous, la fierté est une des
grandes vertus du Canadien-français, puisqu'elle
repose sur le sentiment d'une mission nationale.
C'est peut-être là le point le plus profond de sa
nature, et dans ce sentiment il trouvera l'aiguillon
qui le sauvera en définitive.
Avant d'aller plus loin, examinons les consé-
quences immédiates de cette ignorance et de cette
apathie du cultivateur. Il nous suffira, pour nous en
rendre compte, de comparer la statistique agricole de
Québec avec celle d'Ontario, où l'état social de l'agri-
culteur est meilleur,à cause d'une instruction pratique
mieux dirigée et plus généralement répandue. En
1901, la valeur du capital agricole de la province
DU CANADA FRANÇAIS 83
d'Ontario B'élevait à $932,595,05] : dans la province
de Québec, le capital agricole n'atteignait qu'à
$436,1 7b', 916, beaucoup moins de la moitié. Cepen-
dant il n'y a pas deux fois plus de propriétaires ou
cultivateurs dans la province; supérieure : lus chiffres
sont de 225,127 et de 150,599 respectivement, Mais
la propriété (|ue détiennent ceux-ci vaut moins. Une
terre en culture dune étendue de cent acres ne vaut
en moyenne que $3,300 dans Québec ; dans Ontario
elle vaut $4,500. Ce n'est pas tout. La production
agricole de la province d'Ontario, l'année du recen-
sement,et sans déduction des frais de culture, s'élevait
à $197,333,824, soit plus de 20 p. 100, tandis que la
production agricole de la province de Québec ne
s'élevait qu'à $86,390,781, (1) un peu moins de 20
p. 100. De sorte que si nous retranchons les frais
de culture, il reste acquis que chaque automne, les
cultivateurs d'Ontario réalisent des protits nets
dépassant de cinquante millions d<' dollars ceux des
cultivateurs de Québec. Si cela devait continuer,
ceux-ci ne pourraient pas soutenir la concurrence
bien longtemps. Il est vrai que le climat de Québec
est plus rigoureux que celui d'Ontario, mais cette
(lfLes produits laitiers ne sont pas compris dansées eliifhv.
Ils rendraient la situation de Quëbec un peu plus favorable.
84 l'indépendance économique
circonstance est bien loin d'expliquer un aussi grave
écart. (1) Nous donnerons la preuve officielle que la
culture convenablement dirigée peut rapporter presque
autant dans une province que dans l'autre.
Ces points importants constatés, revenons à notre
famille type. Elle est nombreuse, ce qui devrait être
pour elle un avantage. Malheureusement, la routine
meurtrière est là qui 1 etreint. Elle saisit les enfants
dès le bas âge. Ils grandissent, comme leurs parents,
dans l'ignorance, presque sans instruction, sans édu-
cation surtout, et sans saine ambition, ce qui est bien
grave. Nous ne disons pas qu'ils deviennent du
premier coup des dégénérés, mais ils restent dans la
routine traditionnelle. Là où il n'y a pas progrès, il
faut qu'il y ait décadence et la décadence conduit à
la longue à la sauvagerie. Les exemples en sont
rares, il est vrai, cependant ii en existe. En étudiant
la condition actuelle des Maures du Maroc, qui
pourrait croire qu'ils furent autrefois un peuple de
haute civilisation !
Les générations qui se succèdent sans progrès
(1) Une contrée où l'on cultive avec succès le tabac ne saurait
offrir de grands désavantages au point de vue de la culture gêné-
raie. On sait qu'à l'est de Québec, où les hivers sont plus froids
que dans la région de Montréal, les arbres sont d'un excellent
rapport.
DU CANADA FRANÇAIS 85
réel dans les campagnes du Canada- français, tendent
donc, dans ces conditions, à devenir progressivement
inférieures. Ainsi que cela arrive presque toujours
en de telles circonstances, ils conservent et dévelop-
pent les vices de la vie civilisée en laissant de coté la
plupart de ses vertus. Filles et garçons sont proba-
blement quelque peu inférieurs à leurs devanciers,
mais ils croient naturellement en connaître bien plus
long. On assiège les vieux parents, dont l'énergie
commence à décroître ; on leur demande destoiletl
des équipages, une foule de choses fort au-delà de
leurs moyens. La terre ancestrale est hypothéquée
pour procurer ces inutilités frivoles, les intérêts,
souvent usuraires, mangent la récolte, le décourage-
ment survient, et bientôt il faut se disperser pour
vivre. L'héritage vendu fournit les moyens de
s'expatrier, la famille part, elle est perdue pour la
patrie. Qu'est devenue pour elle la devise national'1 :
Emparons-nous du sol ? ( 1 )
(1) C'était là, du reste, le caractère des paysans français d'avant
la Révolution, alors que — et c'est là un fait très remarquable — l'es-
péranoe d'améliorer leur sort n'était pas enoore entrée dans lem
esprit Les lignes (jui précédent étaient déjà éoritee lorsque nous
trouvions dans " Mauprat, " de (ieorgo Sand, une oonânnation si
Frappante de notre théorie que nous ne pouvons noua retenir de
transcrire ici une page de cette admirable peinture :
•' Ces gens-là (les paysans) ont do la vanité, ils aiment la " bm
86 l'indépendance économique
N'est-ce pas là la triste histoire d'un grand
nombre de familles canadiennes-françaises ? C'est,
en raccourci, si l'on en excepte l'exil qui est heureu-
sement l'exception, l'histoire de ce peuple depuis
trente ans. Nous touchons ici aux causes très simples
du mal qui le mine et dont le symptôme le plus
alarmant, parcequ'il est le plus apparent, est le
dépeuplement des campagnes.
11 faut un remède qui remette en œuvre toutes
verie, " mangent le peu qu'ils gagnent pour paraître, et n'ont pas
la prévoyance de se priver d'un petit plaisir pour mettre en réserve
nne ressource contre les grands besoins. Enfin, ils ne savent pas
gouverner l'argent ; ils vous disent qu'ils ont des dettes, et s'il est
vrai qu'ils en aient, il n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer
l'argent que vous leur donnez. Ils ne songent pas au lendemain, ils
payent l'intérêt aussi haut qu'on veut le leur faire payer, et ils
achètent avec votre argent une chenevière ou un mobilier, afin que
les voisins s'étonnent et soient jaloux. CependaLt les dettes aug-
mentant tous les ans, et, au bout du compte, il faut vendre chene-
vière et mobilier, parce que le créancier veut son remboursement
ou de tels intérêts qu'on ne peut y suffire. Tout s'en va ; les in-
térêts ont emporté le revenu ; on est vieux, on ne peut plus tra
vailler. Les enfants vous abandonnent parce que vous les avez mal
élevés et qu'ils ont les mêmes passions et les mêmes vanités que
vous." Le paysan dans ses conditions devenait mendiant ; mais
de même qu'en France les choses sont aujourd'hui changées, de
même aussi au Canada, le paysan ruiné n'est pas aussi mal qu'il
l'eut été autrefois, puisqu'il devient ouvrier industriel à l'étranger.
Le progrès peut se retrouver encore ici, mais il est bien lent et
nous coûte bien cher.
DU CANADA FRANÇAIS 87
les énergies nationales assoupies. Ce remède, c'est
l'éducation saine, et ces mots comportent beaucoup
plus que la simple instruction. La mission de
qui ont à lui communiquer cette éducation est gra
car ils peuvent se tromper. Quelquefois le corps
social, par un merveilleux instinct de conservation,
résiste, sans cause apparente, aux conseils les mieux
intentionnés. Il faut alors que l'éducateur s'arrête
et qu'il réfléchisse, car il se peut qu'il se trouve en
présence d'une tendance qu'il ne faut pas déraciner
mais simplement diriger.
Essayons de nous faire comprendre.
Parmi les causes d'appauvrissement et de dépeu-
plement des campagnes, on a signalé la culture
routinière et le luxe. La routine a été combattu'
avec assez de succès. Il suffisait, en- effet, pour
réussir, de donner l'éveil, de diriger l'opinion ainsi
éveillée en mettant directement sous le regard du
cultivateur les avantages d'une culture intelligente
et soignée. C'était là un commencement d'éducation
saine, aussi, la croisade sérieusement entrepris.-, le
progrès devint-il presque immédiatement visible.
Il n'en a pas été de même pour le luxe. On a
tonné contre lui du haut de la chaire et dans les
journaux, mais sans beaucoup de succès. Le peuple
n'était pas convaincu, l'exemple était trop contagieux,
88 l'indépendance économique
le boutiquier trop accommodant. En rejetant ces
conseils bien intentionnés, le peuple était-il dans
l'erreur ? Pas tout à fait. On a voulu extirper de
son cœur l'amour des choses dispendieuses et voyantes.
On n'a peut-être pas assez réfléchi que cette tendance,
convenablement dirigée, pouvait devenir le premier
pas vers l'amour réel de l'art et des industries d'art.
Nous savons qu'il existe dans cette population des
qualités artistiques latentes. Pour les faire éclater,
il suffirait de cultiver son goût. Alors il rejetterait
de lui-même toute cette " braverie " vulgaire qu'on
lui reproche maintenant.
N'oublions pas que le luxe, en lui-même, n'est pas
un vice. Le prétendre ce serait condamner une foule
d'excellentes gens et mettre sous interdit des choses
belles et utiles. C'est l'abus qui est vicieux. Le luxe
peut en effet devenir un puissant instrument du
progrès. Il est reconnu de nos jours que Y aura
médiocritas n'est plus de saine économie, et l'humanité
ne progresserait guère si elle cessait de se forger des
besoins nouveaux. Mais le luxe n'est borique lorsqu'il
conduit à l'effort et au développement énergique des
facultés. Nous savons par une trisie expérience que
si on le laisse sans direction, il peut conduire à la
vente des terres, au dépeuplement des campagnes et
devenir par l'abus un vice social dangereux. Et
cependant, comme la loi de l'évolution opère toujours,
DU CANADA FRANÇAIS
même lorsque certains faits semblent indiquer le
contraire, nous verrons bientôt cette qualité latente
ou ce vice, suivant le cas, qui a contribué à l'exil
d'un grand nombre de Canadiens, affecter puissam-
ment et favorablement leurs destinées, lorsqu'ils seront
transportés dans un autre milieu où nous aurons plus
tard à les suivre.
On a cru aussi trouver la cause du mal social dans
les entraves apportées à la colonisation. M. Gaston
de Montigny nous parle avec la juste indignation d'un
cœur patriotique et d'un esprit éclairé d'une suc
sion de gouvernements, tous, en fait sinon en
principe, hostiles au colon, et qui, pour un misérable
revenu qu'il serait facile de se procurer autrement,
vendent l'héritage national à des spéculateurs. Hélas '.
il nous semble que nous sommes ici en présence d'un
effet plutôt que d'une cause. N'est-il pas tout naturel
que les assemblées électives soient faites a L'image de
leurs commettants ? Il faut donc revenir à la famille
de notre respectable cultivateur pour trouver l'origine
du député. Parmi les enfants de cet agriculteur, le
curé ou le notaire en a remarqué un qui lui parait
bien doué. Il s'emploie auprès des parents pour que
cet enfant soit envoyé au petit séminaire ou au coll
pour y acquérir la somme de connaissances ji,
nécessaire pour devenir prêtre, avocat ou médecin.
Cette pratique est excellente et l'on ne saurait trop la
90 l'indépendance économique
louer. Si ce jeune homme entre dans le sacerdoce, il fera
presque certainement ce qu'on appelle un bon prêtre,
c'est-à-dire qu'il vivra d'une vie chaste, il administrera
les sacrements et veillera aux moeurs de ses parois-
siens, comme l'on fait ses devanciers ; avec moins de
succès qu'eux cependant, car lorsqu'une population
n'est pas en progrès, la criminalité et le vice se pro-
pagent rapidement. Mais il attribuera cela à l'esprit
corrupteur du siècle. Avocat, médecin ou notaire,
l'enfant deviendra également un personnage respec-
table, suivant la routine décadente traditionnelle. On
dira de lui : C'est un bon citoyen. Cela est-il bien
sûr ? Où voit-on que ce bon prêtre, que ce respectable
praticien soit meilleur citoyen dans la classe où il est
entré que son père le cultivateur dans la sienne ?
Nous craignons bien qu'il ait à rendre un compte
encore plus sévère de l'usage qu'il aura fait de ses
talents et de ses avantages. Le premier, claquemuré
dans son ignorance, pouvait assez difficilement voir et
comprendre. Le second est resté volontairement dans
les ténèbres, car il lui était possible d'arriver à la
lumière. Il n'a pas cru mal faire, il n'a pas pensé, il
n'a pas su comprendre l'important problème social qui
se présentait à lui, voilà tout. Ceux qui l'avaient
formé y avaient-ils pensé davantage ? Il est probable
q le non. Pourtant tous ont agi de la meilleure foi
du monde. Nous ne peignons pas de malhonnêtes
DU CANADA FRANÇAIS 91
gens, nous ne faisons que signaler certaines ignorances,
au sens social de ce mot.
La multiplicité des crimes violents que, depuis
quelques années, nous avons à déplorer dans la
province de Québec, est la manifestation d'une
véritable décadence sociale. Les préceptes moraux,
même appuyés de la sanction religieuse, sont impuis-
sants à combattre ces tendances, à moins que l'éduca-
tion sociale du peuple ne soit constamment soignée.
Négliger ce point essentiel c'est affaiblir le corps
social et l'individu, ou du moins permettre qu'ils
s'affaiblissent. Or, une société où il existe une forte
proportion de cerveaux déprimés, est en grand danger.
Ces êtres faibles et impuissants, ne se respectant plus
eux-mêmes, cessent de respecter les autres, bien qu'ils
les puissent craindre. Leur habitude ordinaire d'esprit
est l'apathie, avec des accès de violence aveugle, ordi-
nairement déterminés par l'abus de l'alcool. Ceux qui
en sont à chercher les seules joies de la vie dans les
drogues que les médecins appellent les poisons du
système nerveux, ne sont pas des hommes civilisés,
ni même des hommes sauvages, ce sont des dégénérés.
C'est donc en vain que la religion enseignera la
morale la plus pure, si elle s'adresse à des sujets
incapables de la comprendre. 11 faut combattre
ces tendances mauvaises en enseignant à l'homme
dès son enfance l'horreur de ces stimulants, lui
92 l'indépendance économique
faisant redouter les catastrophes que leur usage
entraîne et lui démontrant que c'est par le dévelop-
pement des sources naturelles et légitimes de la vie,
qui découlent inévitablement de l'effort, qu'on
renaît à la joie et à l'espérance. C'est dans ce terrain
préparé que la morale germera. Et puisque, dans les
conditions actuelles, il est difficile de supposer que
cette éducation puisse s'acquérir au sein de la famille,
pourquoi ne pas commencer par l'école, cette réunion
d'esprits jeunes et propres à recevoir les saines
impressions ?
Ceux qui connaissent les campagnes de la province
de Québec devront convenir que nous ne représentons
pas ici des types imaginaires. L'esprit public, le
sentiment des responsabilités n'existent que chez un
bien petit nombre, alors que tous devraient en être
animés. Or c'est parmi ces hommes qu'on suppose
instruits, mais qui souvent ne le sont guère dans les
matières essentielles, que le peuple choisit ses man-
dataires. En acceptant ce mandat, le député s'engage,
en théorie, à renoncer à toute pensée égoiste pour
devenir un vigilant de toutes les heures, le gardien
des libertés publiques, l'artisan de la grandeur
nationale. Les députés sont-ils à la hauteur de cette
mission ? Est-il facile qu'ils le soient, tout imprégnés
qu'ils sont d'une atmosphère sociale viciée et qu'ils
apportent avec eux au sein de l'assemblée délibérante ?
DU CANADA FRANÇAIS 93
Non, cela est à peine possible. Soyons justes eep -n-
dant. Parmi ces élus du suffrage il en est un nombre
plus grand qu on ne pense qni voudraient
entreprendre des réformes. Quelques-uns, c'est le
petit nombre il est vrai, (/inspirant des exemples du
passé, seraient prêts à faire de véritables sacriti ses
pour le relèvement social de leurs compatriotes. Ils
savent, ils sentent que leur salut est dans l'action, et
que pendant qu'ils s'attardent et s'endorment, d'au
prennent leur place au banquet des peuples. Mais
ceux-ci craignent de rester incompris, ceux-là ne se
sentent pas soutenus par l'opinion et tous se trouvent
désarmés en face de la mortelle apathie publique. Et
c'est ainsi qu'il arrive que le représentant du peuple
dans sa sphère ne montre pas plus d'initiative
éclairée que l'homme de profession dans la sienne, et
que ni l'un ni l'autre n'est meilleur citoyen que le
cultivateur qui épuise sa terre, la vend et s'en va.
Tels sont les résultats d'une vie social'- trop peu
intense et d'une vie familiale trop étroite, suivant
l'expression de M. Gérin. Il n'en fut pas toujours
ainsi.
Aux heures les plus sombres de l'histoire cana-
dienne la race canadienne-française But s'affirmer.
Elle donna des preuves éclatantes de patriotisme el
desprit public, d'audace dans Res conceptions poli-
tiques, de sagesse, de mesure et de persévérance dans
94
l'indépendance économique
l'exécution des réformes nécessaires à la nation.
Depuis lors, elle a un peu trop dormi sur ses lauriers.
Mais elle se réveille, elle ressaisit son flambeau. Déjà,
nous l'avons vu, l'ennemi le plus redoutable, l'ignorance
recule devant sa lumière et dans la plupart des
paroisses la stagnation agricole est chose du passé.
Partout dans nos campagnes le peuple se relève et il
signale la reprise du combat en s'emparant d'une
grande et importante industrie, l'industrie laitière.
Le petit tableau qui suit donnera une idée de la
situation de cette industrie dans les deux grandes
provinces l'année du recensement (1901).
Ontario.
Québec.
Beurre
Fromage
Payé
aux
patrons
Liv.
7,559.542
24 62i>,000
$
1,527,935
4,916,756
Liv.
131. 967,612
8ii.630.199
$
13,440.987
7,957.611
$
12.959,240
11.039,279
Rendement
par tète
de la
population
5.9
6.7
Pour comprendre les progrés que l'ait la province
de Québec dans cette industrie, il faut savoir qu'en
1891, elle ne fabriquait des produits laitiers qu'au
montant d'un peu moins de trois millions de dollars.
Nous avons de plus l'assurance que le progrès se
maintient et même qu'il s'accentue, puisqu'en 1903,
elle comptait 2,638 fabriques, 64>6 de plus que l'année
du recensement.
DU CAVADA FRANÇAIS 95
Cette industrie, surtout celle du beurre depuis
l'introduction des écrémeuses de ferme, demande,
outre les connaissances spéciales, beau : >up de soin et
de propreté. Elle exi^e l'emploi le machines perfec-
tionnées et une surveillance cous tan le des fabriques
par les cultivateurs qui en sont les patrons. Ces patrons
étant au nombre de plus de cent mille sur un total
de cent cinquante mille cultivateurs dans la province,
on peut dire que presque tous y sont directement
intéressés. Les directeurs de fabrique-», d'autre part,
sont intéressés à ce que les cultivateurs améliorent
leurs races de bestiaux, à ce qu'ils leur donnent des
soins intelligents et suffisants. Cela entraîne néces-
sairement l'amélioration des terres et de toutes les
méthodes de culture, le relèvement de toute la classe
agricole.
Si Québec augmente encore ses produits laitiers
au taux de 341 p. 100 pendant la prochaine décade,
cela lui donnerait en 1911 une production totale,
sans tenir compte de la valeur du lait et de la crème,
déplus de HO millions. ( l) Il n'y a pas lieu d'en dés.-
pérer puisque l'on constate dès maintenant que le
nombre de fabriques, qui, pendant la décade précé-
(1) Il est probable ai l'on juge d'après Les résultats obtenus en
1906, que la province de Québec atteindra en effet oe chiffre en 191 1
96 l'indépendance économique
('ente, n'augmentait qu'à raison de 117 par année,
s'accroît maintenant de 323 par année. Si, pendant
la même période, l'industrie laitière dans Ontario ne
progresse, comme pendant les dix années pasées, que de
100 p. 100, ce qui est déjà beau, l'on aura bientôt fait
disparaître l'écart qui existe entre le revenu agricole
des deux provinces et la race française aura échappé
à un grand danger économique et social.
L'industrie laiiière dans la province de Québec
n'a pas encore atteint la perfection. On signale la
multiplicité de fabriques trop petites, nécessairement
mal outillées, laissant quelquefois à désirer au point
de vue sanitaire et ne permettant pas aux patrons de
rétribuer suffisamment le fromager. En revanche, on
constate presque partout une amélioration notable et
surtout un vif désir d'adopter aussi proinptement que
possible les méthodes perfectionnées. Ce sentiment
se manifeste par un acquiescement à tout ce qui peut
rendre plus efficace la surveillance et le contrôle. On
s'occupe de l'assainissement des fabriques et aussi de
l'amélioration des produits. Déjà il existe dans la
province une vingtaine d'associations dont les mem-
bres s'engagent à peser et à analyser le lait de leurs
vaches. Ce mouvement, qui tend à se généraliser,
aura pour résultat l'amélioration des troupeaux.
D'autre part, l'élan aussi donné à l'industrie
laitière produit d autres effets économiques importants.
i
DU CANADA FRANÇAIS 97
Au ministère de l'agriculture à Ottawa, on constate
que c'est dans la province de Québec que les id
nouvelles, en matière d'élevage, par exemple, font le
plus de progrès. Il y a peu d'années c'était tout le
contraire
Le groupe français du Canada peut avancer sans
crainte dans cette voie largement ouverte. L'accession
de richesse qui en résultera conduira inévitablement
à l'amélioration de la culture générale. On a repré-
senté comme un danger l'exportation très considérable
que nous faisons des produits laitiers. Nous
ne voyons pas la chose ainsi. Si toutefois il existait là
un inconvénient, il se corrigerait graduellement avec
l'augmentation de la population du pays. Et cette
croissance sera rapide si nous réussissons à faire du
Canada un foyer d'appel aux travailleurs en implantant
ici la grande industrie. Ceci nous amène à étudier
le groupe de langue française à un autre point de
vue. Voyons quel rôle il peut espérer de jouer au
Canada sous le rapport industriel. L'on comprendra
alors pourquoi, à la devise populai re : Emparons-nous
du sol ! nous voudrions qu'on ajoutât cette autre qui
eu est le corollaire : Emparons-nous de l'industrie !
La Population Française (Suite)
SON MANQUE DE DEVELOPPEMENT
INDUSTRIEL
Le Canada français souffre vivement du défaut
DE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL. — Il A PERDU PAR
cette cause une moitié de sa population. —
Conséquences sociales alarmantes qui en
découlent. — aptitude remarquable des cana-
diens-français pour les entreprises indus-
trielles.
LES Canadiens d'origine française ou belge demeu-
. rant au Canada étaient, en 1901, au nombre de
1,651,880. Les Métis français ne figurent pas dans
ce chiffre. On trouve en outre aux Etats-Unis envi-
ron un million de personnes d'origine franco-
canadienne ; la plupart conservent pieusement la
langue et la religion des ancêtres ; pour beaucoup
DU CANADA FRANÇAIS 99
d'entre elles, le Canada e'est toujours la patrie où
l'on espère pouvoir revenir pour y terminer ses
jours.
Le Canada et la Nouvelle-Angleterre contiennent
donc environ 2,500,000 personnes de sang français et
de formation intelllectuelle française. La province
de Québec comprend 150,599 cultivateurs, lesquels,
avec leurs familles, si l'on compte cinq individus par
famille, forment une population agricole d'environ
755,000 âmes. Ce chiffre est trop peu élevé, vu le
nombre ordinaire de nos familles ; fixons donc approxi-
mativement la population agricole de Québec à 800,-
000. Pour trouver la population agricole française
du Canada, il faut déduire du chiffre ci-haut, les cul-
tivateurs anglophones de la province de Québec, mais
il faut y ajouter les cultivateurs francophones des
autres provinces. Ces chiffres se compensent, et nous
restons avec une population agricole francophone
d'environ 800,000. Retranchons ce nombre du total
de la population de langue française (1,6£ 0,000) il
restera 850,000. Retranchons encore 400,000, lesquels
représenteront les religieux, les hommes de profes-
sion, marchands, artisans, pêcheurs, mineurs, etc.
Cette déduction est assurément suffisante, si l'on
réfléchit qu'il n'existe qu'une bien faible proportion
francophone dans la population urbaine des autres
provinces et que les dix principales villes de la pro-
100 l'indépendance économique
vince de Québec ne comptent guère plus de 477,000
âmes, dont une très forte minorité anglophone.
Il reste donc dans le pays à peu près 450,000
Canadiens-français qui devraient être des entrepre-
neurs ou des ouvriers industriels. Mais nous savons
bien que la grande industrie ne s'est pu encore im-
plantée au Canada et que sous le rapport industriel,
la population française est beaucoup moins avancée
que la population anglaise. La valeur économique
de ces Canadiens-français n'est donc pas utilisée
comme elle devrait l'être, et il est certain qu'ils en
souffrent énormément, et le pays avec eux. Rappro-
chons ceux-ci du million de leurs compatriotes que
notre imprévoyance a exilés et nous pourrons cons-
truire un petit tableau beaucoup plus utile qu'agréa-
ble à étudier.
Population canadienne-française
Classe agricole au Canada 800,000
Professsions et arts usuels au
Canada 400,000 1 ,200,000
Classe industrielle (puissance
économique en partie perdue) 450,000
Emigrés aux E.-U. (puissance
perdue) 1 ,000,000 1 ,450,000
Cette statistique dressée d après les données im-
parfaites, n'est, il est vrai, qu'approximative. Elle
DU CANADA FRANÇAIS 101
est suffisante néanmoins pour établir bien clairets
ceci : Si près d'une moitié de la population francs
qui se réclame de la patrie canadienne, commence à
sortir du marasme économique, l'autre moitié attend
encore les réformes qui lui permettront de travailler
utilement comme les autres citoyens à la richesse et
à la grandeur de son pays.
Le Canada français perd la moitié de son effectif
en population par suite des mauvaises conditions
économiques qu'on y laisse subsister. Aussi longtemps
qu'il en sera ainsi, la population française restera
sous le coup d'une langueur mortelle qui la paraly-
sera, elle sera comme un malade dont le système
nerveux est détraqué. Une rumeur sourde et cons-
tante fatiguera son oreille. Cette rumeur c'est la
plainte d'un peuple dont l'essor national est comprim ■
Hélas ! Cette plainte nous l'entendons comme
ceux qui vivent dans le voisinage d'une cataracte
entendent le bruit des eaux. Nous y sommes habitués
et l'idée ne nous vient pas de tirer parti de cette force
immense fournie par la nature. Nous constatons
bien, puisque la chose est évidente, qu'une moitié de
notre population est perdue pour le pays et m>us en
sommes attristés, mais songeons-nous à découvrir la
racine du mal et à l'extirper?
Par suite du malheureux état de choses que noua
venons de constater, le Canada perd une moitié de
102 l'indépendance économique
ses forces vives. Gardons-nous cependant de croire
que la statistique puisse nous révéler toute l'étendue
de notre perte. Il s'en faut de beaucoup que cette
perte soit en population seulement. L'émigration c'est
surtout la manifestation extérieure du mal. Tous les
Canadiens ont au cœur une confiance inébranlable
dans les grandes destinées de leur pays. Mais pour
qu'il devienne grand il est essentiel qu'on puisse y
retenir sa population native. Et cela non plus ne
suffit pas, il faut encore qu'on en fasse un foj^er
d'appel aux travailleurs. On voit combien nous sommes
loin de cet idéal, surtout dans la province de Québec.
L'exode des habitants d'un pays jeune, peu
peuplé et riche en ressources naturelles, est la preuve
certaine que ce pays souffre de quelque maladie éco-
nomique très sérieuse. Or, un vice économique radical,
c'est pour un peuple la boîte de Pandore ; tous les
fléaux en sortent (1). L'émigration entraîne des con-
séquences déplorables trop évidentes pour qu'il soit
nécessaire de les démontrer. De l'apathie, de la para-
lysie morale et matérielle qu'apportent avec eux les
malaises économiques, il résulte des choses plus tristes
encore. Nous avons déjà touché du doigt une de ces
(1) A consulter J. Van Kan. " Causes économiques de la cri-
minalité. "
DU CANADA FRANÇAIS 10M
conséquences : la richesse agricole d i Québec t >m
à moins de la moitié de celle d'Ontario.
Chaque unité de population qui émigré est un
capital important perdu pour le pays. Mais chaque
homme, chaque femme, chaque enfant qui re
inoccupé, qui végète dans quelque occupation qui lui
ferme l'avenir ou qui n'est pas préparé pour les luttes
de la vie, constitue non-seulement une perte, mais
une cause de démoralisation.
La souffrance est la condition des existences
humaines ; elle est aussi inévitable que la mort. Mais
toute souffrance ne conduit pas à la démoralisation
publique. Il y a la souffrance normale et la souf-
france anormale. Chaque fois que nous nous trouvons
en présence de celle-ci, il faut la combattre et la faire
disparaître, car elle n'est pas naturelle ; elle est contre
nature. Certes, l'état des ouvriers industriels dans
tous les pays n'est pas idéal. Pour le gran 1 nombre
la vie est bien étroite, le chômage terrible, l'espoir
lointain. Mais cet espoir existe : c'est ce qui sauve
l'ouvrier, c'est ce qui lui rend la vie supportable. Il
coopère, bien humblement il est vrai, à une œuvre
utile à la grandeur de sa patrie ; son pain es! amer,
mais c'est du pain gagné. La vie lui est donc possible
puisqu'il souffre avec dignité. Il se réunira à ses
confrères ; ensemble ils chercheront à améliorer leur
sort et une voix secrète leur dira à tous que cette
104 l'indépendance économique
amélioration est possible et qu'elle viendra à l'heure
que marquera la Providence par le progrès, par l'évo-
lution.
La souffrance démoralisatrice et dégradante est
celle qui échappe à l'évolution et qui exclut presque
l'espérance. Ceux qui la subissent sont les vrais
misérables. Ils sont les Ilotes d'Athènes, les sombres
soldats de Spartacus, Sisyphe roulant éternellement
sou rocher ; — tra vaillant toujours, n'accomplissant
rien, sachant qu'ils ne sont rien. Cerveaux pauvre-
ment meublés, esprits qui s'étiolent toujours davan-
tage en subissant sans espoir et bientôt sans lutte les
coups inexorables du destin. Les faibles courbent à
jamais la tête, ils demandent à l'alcool l'insensibilité
d'où ils se réveillent ensanglantés par quelque crime
brutal et stupide. Leurs enfants porteront les stig-
mates de Lombroso. Les plus forts combattent. Ils
se feront sous une forme ou sous une autre les enne-
mis actifs de la société. Déjà ils sont en guerre contre
la société canadienne.
Il est officiellement constaté qu'il a surgi sur les
terres publiques, dans les forêts de là province de
Québec, une classe de personnes qui sont devenues un
vrai danger pour la société. Tandis que d'une part
le commerçant de bois, par son mode d'exploitation,
appauvrit la forêt et nous enlève une certaine partie
du capital national, le colon d'autre part reste pauvre,
DU CANADA FRANÇAIS 105
ignorant et Bouvent miséreux par l'action combinée
du commerçant et des autorités, et lu paya en général
souffre comme lui de son infériorité économique. Entre
le commerçant et le colon apparaissent les personnes
dont nous parlons, elles se recrutent parmi les dé-
classés ; la commission de colonisation les appelle
spéculateurs et squatters. Parfois même, oubliant le
décorum du style officiel, elle les qualifie d'"engeanc
Il vaudrait mieux leur donner tout de suite leur vrai
nom. Ce sont des bandits, comme ceux qui parurent
soudain en France à l'époque de la Révolution, et qui
existent par les mêmes causes. Ils dévastent le do-
maine public, brillent les forêts, pillent le "pays au
détriment du trésor, du commerçant et du colon.
Ainsi, tandis que, de la mauvaises organisation de
l'exploitation forestière et de la colonisation, résultent
des pertes matérielles immenses en capitaux et en
revenus tant publics que privés, le mal économique
encore plus sérieux, répand une démoralisation géné-
rale affectant plusieurs des parties vitales de notre
économie. Les illégalités se multiplient et restent
impunies, le gouvernement ne peut plus faire exécuter
la loi. Ne sait-on pas en effet, que les délinquants
trouvent des encouragements et des complices jusque
dans la classe dite dirigeante. Il ne faut pas s «mi
étonner. Aucune classe ne reste longtemps saine
lorsqu'une partie notable du corps social est malade,
106 l'indépendance économique
et la gangrène pénètre de jour en jour plus profondé-
ment dans les chairs.
Les pays qui négligent de cautériser leurs plaies
tombent dans l'impuissance, dans la décadence et dans
la honte ; l'esprit public disparaît, la loi devient une
lettre morte. Bientôt l'on pourra adresser à leurs
classes dirigeantes 1 apostrophe terrible de Ruy Blas
aux grands d'Espagne :
Ah ! j'ai honte pour vous !. . . Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson,
L'escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c'était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu.
Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu :
Notre église eu ruine est pleine de couleuvres :
L'herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d'œuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L'Espagne est un égoût où vient l'impureté
De toute nation
La moitié de Madrid pille l'autre moitié,
Tous les juges vendus, pas un soldat payé.
Si le groupe français du Canada veut conserver
sa part légitime d'influence dans la chose publique, il
ne doit pas se contenter de vivre dans la contempla-
tion de ses gloires passées. S'il reste dans l'infériorité
économique, ses aieux feront sa honte par la compa-
raison qu'on fera entre eux et les générations vivantes.
• Les grands noms abaissent, au lieu d'élever ceux qui
ne l<-s Ravent pas soutenir. " C'est en vain que l'on
s'efforcera de hausser ou même de maintenir le niveau
DU CANADA FRANÇAIS 107
des études dans les collèges et les universités, c'esten
vain aussi quel'on espérera stabiliser le commencement
de renaissance agricole que nous avons précédemment
signalé, si l'on reste avec une plaie vive au côté.
Nous savons que parmi la population française le
développement industriel est tout à fait insuffisant,
puisqu'elle a perdu, par cette cause surtout, une
moitié de son effectif, pour le moins. Il s'ensuit tout
naturellement qu'au point de vue des intérêts finan-
ciers, si importants dans l'économie d'un peuple, elle
ne compte guère, car ces choses se tiennent. Les
grandes voies de communication et la banque sont les
auxiliaires du haut commerce et de la grande indus-
trie. Ceux qui les possèdent et qui les gouvernent
seront toujours les vrais puissants, la classe vraiment
dirigeante. Les autres groupes de population auront
beau produire de temps à autre quelques hommes
éminents, ils resteront toujours dans l'infériorité so-
ciale. La richesse éclairée par le savoir et guidée
par l'énergie sera toujours maîtresse. Il en est
ainsi même lorsqu'une observation superficielle
semblerait démontrer le contraire.
On en trouve un exemple frappant dans l'état
social de la France d'avant la Révolution.
La caste noble comptait, nous le savons, quelques
sujets d'élite, mais en général, la noblesse vivait dans
l'ignorance, tout au moins dans le dilettantisme et
108 l'indépendance économique
dans l'inaction. Naturellement elle rétrogradait et
bientôt elle ne fut plus que nominalement la classe
dirigeante. En réalité, c'était le Tiers-Etat, la bour-
geoisie qui gérait les finances et gouvernait le
royaume. Elle administrait la chose publique et
dictait la loi dans les parlements. D'un trait de plume,
ces hommes pouvaient réduire la noblesse, le haut
clergé et le roi lui-même à l'impuissance. Officielle-
ment, ils n'étaient rien, pratiquement ils étaient tout ;
et c'est certainement leur intervention qui rendit la
Révolution possible.
Nous avons essayé de démontrer précédemment
que l'avenir du Canada dépend en grande partie de
l'état social et économique du groupe français. Nous
commençons maintenant à em revoir les causes prin-
cipales <!<■ l'infériorité alarmante que l'on constate
chez lui à certains points de vue. Ceux qui accepte-
ront nos prémisses ne contesteront pas notre conclu-
sion, que Je premier et le principal remède à appliquer,
c'est l'encouragement au développement industriel.
On se demandera peut-être : Les Canadiens-
français possèdent-ils vraiment les qualités requises
pour entreprendre une grande œuvre de développe-
ment industriel ? Il ne s'agit pas ici de citer l'exemple
honorable d'un certain nombre de manufacturiers et
d'hommes d'affaires qui ont surgi ça et là dans le
groupe français. Leur mérite est d'autant plus grand
DU CANADA FRANÇAIS 109
qu'ils ont eu plus de difficultés à surmonter, m lis
ne sont que des exceptions. Il s'agit d'examio sr
groupe dans son ensemble et de tirer une conclusion
générale.
Le Canadien-français nous paraît posséder à un
très haut degré le goût et le talent des arts industriels.
Espérons que les amis de l'agriculture ne s'alarmeront
pas en entendant énoncer cette proposition générale.
Celui qui l'affirme regarde le sol comme la plus im-
portante de nos conquêtes ; il ne parle du développ •
ment industriel que parce qu'il désire que nous n'en
perdions pas les fruits. N'est-il pas vrai, d'une part,
que nous ne conserverons le sol que si nous savons le
bien cultiver ? N'est-il pas constant, d'autre part, que
la seule réforme agricole que nous ayons pu faire
accepter par nos cultivateurs a pris la forme d'une
industrie, l'industrie laitière ?
Cet argument a bien son importance, mais prin
isolement il ne serait pas concluant. Nous trouvons
d'autres preuves en suivant les Franco-canadiens
émigrés dans la république voisine. On n'abandonne
pas sans raison son pays et son village qui en est le
diminutif. Ces pauvres gens s'exilent ou plutôt
s'exilaient, — car le mouvement, nous le savons, est
enrayé — par nécessité. Sont-ils devenus là-bafi
commerçants comme les Juifs, journaliers comme la
plupart des Irlandais et des Italiens ? Presque tous
110 l'indépendance économique
sont entrés dans les fabi'iques ; ils sont aujourd'hui
des ouvriers industriels.
Voilà donc, clairement constatés.deux phénomènes
sociaux d'une portée générale qui viennent appuyer
la proposition. Plus concluant encore le succès qu'ont
en générai remporté les ouvriers canadiens, malgré
les conditions désavantageuses où ils se trouvaient
placés par suite de leur langue et de leur formation
sociale. Il n'est guère de paroisse dans la province
de Québec qui n'ait fourni son contingent à l'émigra-
tion. Et si vous interrogez les parents sur le compte
des jeunes hommes qui sont partis, on vous répondra
prosque invariablement : Dieu merci, mon fils va
bien, il a du succès et gagne beaucoup. Puis, suivant
le cas : Il est contre-maître ; c'est lui qui fait les
dessins ou les modèles pour sa fabrique ; il conduit
une machine ; il est chef des machinistes. Enfin, la
plupart du temps, on vous parlera d'un avancement
rapide qui vous rendra un peu sceptique. Allez aux
x'enseignements, vous trouverez que ces indications
sont le plus souvent exactes, Il est très vrai que
parmi les familles canadiennes qui entrent dans les
fabriques de la Nouvelle-Angleterre, les femmes et
les vieillards occupent les derniers rangs. On les
retient pour le travail à bon marché. Mais, en re-
vanche, presque tous les jeunes gens font preuve de
DU CANADA FRANÇAIS 111
talent et obtiennent de l'avancement sérieux dès les
premières années.
Dans des conditions ordinaires, il n'y aurait dans
ces humbles succès rien de remarquable. Que det
Canadiens-français, toutes choses égales d'ailleurs
réussissent aussi b'ien que les autres, c'est tout naturel.
Qu'ils excellent même dans certaines branches
spéciales, c'est encore normal. Ces résultats ne sur-
prennent que si nous tenons compte de l'ignorance
profonde où sont plongés au début la plupart de ces
travailleurs. Elle est beaucoup plus grande que
celle de nos ouvriers de Québec et de Montréal, bien
que ceux-ci ne soient pas des savants. " Il faut le
voir pour le croire, " disait un jour en notre présence
Ferdinand Gagnon, qui n'était pourtant pas un pessi-
miste, qui avait au contraire l'espoir robuste qui anime
les grands cœurs.
La faculté de produire des objets d'un art rudi-
mentaire se manifeste partout dans notre province.
Qui n'a pas rencontré sur les grèves du bas Saint- Lau
rent des groupes d'enfants faisant flotter dans des
flaques d'eau d'admirables modèles de goélettes et dr
chaloupes ? Ces petits chefs-d'œuvre reproduisent
jusque dans leurs moindres détails et en respectani
les proportions, la carène et le gréement de not
bateaux de cabotage ; ils ont été façonnés sans autrt-
outil qu'un couteau et par lea enfants eux-mêm<
112 l'indépendance économique
PIuh tard, ces enfants devenus grands construiront,
sans avoir jamais étudié les éléments de la construc-
tion navale, des goélettes sûres et rapides. C'est un
talent qu'on retrouve également chez les grecs mo-
dernes. Eux aussi excellent en tout ce qui exige peu
d'étude et d'apprentissage. C'est ainsi que se manifeste
l'intelligence ei.ez les peuples bien doués qui manquent
d'instruction et de direction. Si l'on pouvait commu-
niquer aux Hellènes le goût des sciences et l'élan
social qui en est toujours le résultat, l'on verrait peut-
être leurs vaisseaux, comme autrefois ceux de Thé-
mistocle, couvrir la Méditerranée ; ils pourraient
ériger des monuments d'art immortels comme le
1 arthénon. Et les Canadiens-français qui ont déjà la
gloire d'avoir dépassé leurs rivaux dans le maniement
de la constitution britannique, pourraient les vaincre
également sur le terrain industriel et commercial,
acquérant ainsi la richesse et l'influence nécessaires à
l'accomplissement de leur œuvre en Amérique.
Avec l'apprentissage, nous le savons, nos artisans
improvisés du Saint-Laurent sont devenus, dans les
chantiers de Québec et de Lévis, d'excellents cons-
tructeurs de navire au long cours ; les plus énergiques
se sont rapidement élevés au rang d'entrepreneurs et
d'armateurs. Cette grande industrie a disparu depuis
que le fer remplace le bois dans les constructions
maritimes. Que sont devenus les artisans qui en
DU CANADA FRANÇAIS 113
faisaient naguère le succès ? Ils exercent toujours dan-
nos villes, mais dans dos conditions défavorables
métiers qui s<j rapprochent le plus de celui qui leur a
échappé. Il n'y a pas très longtemps un entrepre-
neur de constructions dans une de nos grandes villes,
faisait voir à l'auteur de cette étude des maisons qu'il
venait de terminer, maisons très logeables mais dans
le genre bon marché. " C'est du travail français,
disait-il, tout ce qu'il faut pour de bons logements de
seconde classe. " Et comme nous lui demandions,
tout en prévoyant qu îlle serait à peu près sa réponse,
comment il se faisait que le travail français était
ainsi sans façon relégué au second plan, il répondit
ceci : " Parmi les artisans réguliers ayant fait l'ap-
prentissage voulu, on trouve des hommes de toutes
origines s;ms en excepter la française, bien que ces
derniers ne soient pas très nombreux. Mais en dehors
(i ces artisans spécialisés, nous trouvons toujours
p riiii voa compatriotes un nombre suffisant de Maîtres
Jacques qui savent faire un peu de tout sans avoir
r en appris et dont le travail moins soigné coûte
naturellement bien moins cher.
On retrouve cette classe d'ouvriers dans beaucoup
de villes, et c'est presque exclusivement parmi le»
Canadiens-français qu'elle se recrute. Ils font preuve
de beaucovip d'ingénuité dans la pose des appareils
électriques et plusieurs sont devenus de bons électri
114 l'indépe.vdance économique
cieus. Du reste, tous sont également intelligents et
actifs, mais aussi à peu près également illettrés et
ignorants. C'est ce qui nuit le plus à leur prospérité
et à leur avancement. Nous ne sommes guère plus
instruits que nos pères d'il y a quarante ans, alors
que Charles Levêque s'écriait : " Les ouvriers cana-
diens-français sont, de l'aveu de tous, les meilleurs et
les plus habiles travailleurs de l'Amérique. Ils sont
très recherchés par les entrepreneurs. Donnons-leur
la culture ; cette espèce de patriotisme vaudrait
mieux que beaucoup d'autres. "
L'instinct artistique de l'ouvrier canadien-français
se manifeste plus que partout ailleurs, peut-être, dans
la construction et l'ornementation des églises. M.
Napoléon Bourassa nous signalait, il y a plusieurs
années, la naissance de cette industrie : " Nos églises,
disait-il, se sont élevées, comme nos maisons, sans
grande architecture ; on tenait surtout aux gros murs
et à dorer quelques zigzags jetés en travers de la
voûte. Un peintre d'enseignes transcendant, après
avoir peint la voiture, la maison et le portrait du curé
du village, faisait aussi dans ses loisirs quelques saints
pour le sanctuaire. "
La génération de ces artistes et architectes rus-
tiques est devenue très nombreuse, car depuis trente
■m quarante ans les églises de la province ont été en
DU CANADA FRANÇAIS 115
grande partie reconstruites. Notre p iys leur doit
quelque chose de cette physionomie caractëristiq le
qui frappe l'étranger et lui fait aussitôt comprendre
qu il est entré dans un milieu social nouveau. Le
groupement des pillages autour des clochers plaît à
l'œil comme à la pensée ; on y retrouve comme un
reflet de l'inspiration de Millet ou de Huot. Le
clocher lui-même, eu bois recouvert de tôle et grossiè-
rement exécuté, n'est point une chose laide dans ce
milieu. Souvent les lignes sont belles. Ce* édifices
sont pour la plupart l'œuvre de simples maçons,
d'après les plans très sommairement indi |ués par le
curé ou par la fabrique. L'intérieur chojue souvent
par l'abus des tons criards, et pour comprendre jusqu'à
quel point ce peinturage s'éloigne de l'art véritable,
il n'est pas besoin de le mettre en regard d'un travail
d'artiste comme, par exemple, des peintures de voûte
de Saint-Sauveur de Québec que nous devons à M.
Huot, ou des fresques de la chapelle de Lourdes, à
Montréal, qui sont l'œuvre de M. Bourassa lui-même.
Non, nos décorateurs d'églises sont bien les continua
teura des peintres d'enseignes dont nous parle cet
artiste. Il n'est pas même toujours vrai de dire que
ce sont des décorateurs naifs. Quelquefois leur travail
décèle une prétention que rien ne justifie.
En ce genre toutefois il faut admettre qu'il est de*
degrés " du médiocre au pire. " Dans L'intérêt général
116 l'indépendance économique
nous pouvons, nous devons critiquer. Mais gardons-
nous de mépriser ou de décourager ces manifestations
d'un art naissant. N'oublions pas que les premiers
grands peintres de l'école flamande ne furent que
d'humbles artisans, les successeurs de gens qui n'a-
vaient guère plus de mérite artistique que nos déco-
rateurs. Le genre trop nébuleux de l'Allemagne se
mêlant aux imperfections du dessin français chargé
d'inutiles détails, donnait souvent à leur travail un
effet grotesque, de même que chez les nôtres le mau-
vais goût emprunté à nos voisins vient souvent déparer
ce que l'inspiration naturelle de l'artisan pourrait
avoir d'agréable, malgré les imperfections. En exa-
minant sans parti pris, nous devrons admettre que
quelques-uns des édifices qui ont passé par les mains
de ces ouvriers sont joliment décorés, Leur travail
est lu ii e.uv que celui du même genre lente ailleurs
en A.niérique, en autant du moins que nous avons pu
le constater. Parmi eux, de loin en loin, surgiront de
véritables peintres, statuaires, architectes, et presque
tous pourraient devenir des artisans supérieurs s'ils
étaient instruits et convenablement dirigés Cette
réflexion revient toujours comme le refrain d'une
chanson.
" Personne plus que moi, écrit l'abbé Lindsay, de
Québec, n'est convaincu du talent artistique de l'ou-
vrier canadien-français. Il me semble que c'est surtout
DU CANADA FRANÇAIS 1 17
dans la sculpture du bois qu'il excelle ; et je crois | ie
Québec est le foyer de cet art particulier. Le peintre
Wickenden, dont on peut admirer plusieurs tableaux
à l'archevêché, eu a été frappé, Mgr «Je Laval, qui
avait établi à Saint-Joachim une école d'art et d'indus-
trie pour laquelle il fie venir de bons professeurs, est
à mon avis l'initiateur de ces traditions artisti |ues.
Plusieurs de nos anciennes églises, comme celles de
Saint-Joachim, de l'Ange-Gardien, de la Rivière-du-
Loup (en haut), des Ursulines de Québec, contiennent
d'admirables sculptures en bois qui remontent au
commencement du XVIIIe siècle. Les sculptures <!•
la Basilique de Québec, dues aux Baillargé sont fort
bien exécutées. " Cette tradition artistique que cons-
tate l'abbé Lindsay et qui paraît prendre sa source
dans une école fondée il y a deux siècles, confirme
bien les paroles que prononçait Etienne Parent, en
1 848 : " Mettez notre peuple, par la culture de l'esprit,
en état de goûter les belles choses et d'apprécier Lee
grandes, et rassurez -vous sur son avenir.
En essayant de mettre en lumière les manifesta
tions spontanées du goût des arts industriels, parmi
les Canadiens- fiançais, nous devons autant que pos-
sible éviter les points qui ne sont pas essentiels à la
démonstration. C'est pour cela que nous ne parlerons
pas des corps de métiers dans nos villes, organisations
très digues d'attention, ni des industries domestiques
118 l'indépendance économique
dont les produits hautement estimés deviennent
malheureusement de plus en plus rares.
Nous ne nous attarderons pas davantage sur une
multitude d'exemples isolés, lesquels auraient plus
d'importance s'il s'agissait de défendre une proposi-
tion contestée. Or nous n'avons la prétention ici que
de grouper, pour en tirer une conclusion, quelques
faits que le lecteur admettra. Dans cette matière
trop abondante il faut faire un choix, et ce choix doit
porter de préférence sur les faits d'une portée géné-
rale. C'est à ce titre que nous citerons un exemple
de la faculté que possèdent les Canadiens-français de
se rendre rapidement maîtres dans toute carrière
utile, dès qu'on leur en ouvre l'entrée.
A une époque où l'enseignement commercial était
à peu près inconnu parmi nous, un collège du district
de Montréal résolut de préparer ses élèves aux em-
plois de comptables et de commis. Après qu'on eut
donné l'instruction nécessaire à un certain nombre de
sujets, on écrivit aux différentes maisons de com-
merce de la ville, toutes anglaises, naturellement, et
n'ayant que des employés anglais, leur offrant des
commis compétents, de langue française. L'offre fut
si généralement acceptée que tous les élèves sortant
de l'institution trouvèrent aussitôt à se placer. Ce fut
là le début de l'enseignement commercial parmi nous.
C'est par cette porte que nous entrâmes dans la car-
DU CANADA FRANÇAIS 11!'
rière commerciale qui jusqu'alors uoua était re&
fermée, et nous vîmes apparaître le commis-raarchaa i
canadien -français devenu aujourd'hui par le aorabr<
une puissance dans nos villes.
Mais le commerce, pour important <|u'il soit bien
certainement, n'est pas la fin de notre étape. Cett<
fin c'est l'industrie, l'industrie vers laquelle nous porto
l'atavisme et où les talents de notre peuple pourront
librement se développer. Nous devons continuer en
Amérique la tradition française, cultiver les facultés
que nous tenons de notre mère-patrie. '" Nous ne
sortons pas de la barbarie, — dit encore M. Bourassa
déjà cité. — Nous nous sommes tout simplement éloi-
gnés de la civilisation. Aventuriers, nous sommes
venus chercher fortune et fonder de nouvelles sociél
avec les éléments primitifs de celles dont nous soin m ifi
sortis.
" A mesure que notre vie devient meilleure, nous
demandons au berceau de notre sang et de no-
croyances ses raffinements intellectuels, ses corrup-
tions avec ses splendeurs. Nous n'avons pas le chois
de créer une nouvelle civilisation, nous pouvons tout
au plus espérer de donner une physionomie un peu
différente à celle que nous avons reçue. Notre art et
notre devoir, c'est l'éclectisme, la recherche du meil
leur. Tant pis si nous choisissons mal. Nous y Borames
bien exposés. Au lieu d'être en progrès sur lacivili
120 L'iXbÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
sation rnère, nous pouvons facilement n'être qu'une
décadence ... Le génie de notre race a fait de nos
pères, en Europe, les maîtres du goût : conservons ici
cette maîtrise dans toutes les chaires des sciences,
dans toutes les expressions de l'art. Cela ne tient
qu'à nous.
Ces belles paroles, écrites il y a déjà plusieurs
années, sont encore aujourd'hui pleines d'actualité.
Oui, efforçons-nous de devenir les continuateurs de
cette France, mère des arts industriels, fondatrice de
la grande industrie. Si depuis un siècle, grâce à des
circonstances fortuites, grâce à la houille surtout,
d'autres peuples ont pu fabriquer en plus grande
abondance, en revanche l'histoire nous enseigne, la
statistique nous confirme qu'aucun peuple ne sait fa-
briquer avec une aussi grande perfection. L'Angle-
terre, malgré sa vaste industrie, l'Allemagne et les
Etats-Unis, en dépit de leurs barrières douanières
quasi infranchissables, pour tout ce qui se fait de plus
beau et de plus rare, sont les tributaire^ de cette race
qui la première en Europe tissa la soie. Et qu'on le
remarque bien, il n'est pas ici question de tableaux
ou de statues, œuvres d'artistes, mais des produits
inimitables de l'art industriel français : tissus
de soie et brocard, tapisseries des Gobelins dont
l'institution remonte à 1450, tapis-savonnerie, d'ori-
gine presque aussi ancienne et qui vont sans cesse
DU CANADA FRANÇAIS 121
se perfectionnant. Ces tapis si; vendent souvent plus
de mille dollars le mètre carré, chiffre qui n'étonne
pas lorsqu'on sait qu'un mètre de tapisserie représente
quelquefois le travail d'une année et qu'il entre dans
ces compositions jusqu'à quinze mille nuances
différentes.
A coté de ces tissus miraculeux de soie et de laine
viennent se placer les merveilles de la céramique,
sèvres inestimables, émaux précieux. .Mais l'industrie
française est pratique anssi, Elle produit en grande
quantité des objets plus à la portée des bourses ordi-
naires, tous marqués au coin du bon goût et d'une
exquise délicatesse qui les l'ont partout rechercher ;
où rien ne sent le truquage dont les industries améri-
caines et allemandes sont coutumières. Enfin, la
supériorité industrielle du groupe français brille dans
les genres les plus opposés. Les modes sans c-
changeantes des confections féminines sont toutes de
son invention. Il manie l'acier aussi artistement que
le chiffon, et si l'Angleterre dans les Himalayas, la
Russie dans la Sibérie veulent ouvrir des routes mili-
taires dignes des Romains ou de Napoléon, c'est à lui
qu'elles confieront la fonte scientifique et précise des
pièces des viaducs et des ponts.
Nos compatriotes ne sont pas seulement d'excel-
lents ouvriels industriels ; ils peuvent fournir des
contre-maîtres et des ingénieurs de haute valeur et
122 l'indépendance économique
surtout des patrons d'industrie prudents, audacieux et
éclairés. Mais il faut pour cela que l'opinion publique
admette en principe le développement des industries
de la province française par des Canadiens-français.
11 est remarquable que ce principe n'est pas encore
ado>té p.ir la population. S'il l'était, le régime fores-
tier qui régit la province depuis de si longues années
ne pourrait pas se maintenir ; le peuple s'insurgerait
contre un tel état de chose. Mais pour que l'opinion
se manifeste ainsi fortement il faut que notre peuple
acquiert quelques qualités sociales qui lui manquent
et qu'il trouvera assez développées chez nos compa-
triotes de langue anglaise.
A cela près la race française du Canada possède
toutes les qualités nécessaires pour réussir dans ces
carrières. Il est même possible qu'elle reprenne au
siècle actuel la prépondérance industrielle.
Nous savons également que le développement de
la grande industrie en Canada est très possible, puis-
qu'on y trouve en abondance la matière première et
la force motrice pour les machines. A ce point de
vue Québec est mieux située que les autres provinces :
ses cataractes sont plus accessibles, ses débouchés plus
faciles, sa population enfin joint au goût français
quelque chose du sens pratique anglo-saxon. Ce
dernier point n'est pas à négliger pour qui veut étu-
dier ce grand problème social, le développement du
DU CANADA FRANÇAIS 123
Canada français. On peut sans témérité prédire un
brillant avenir pour l'industrie canadienne le jour où
to îs ces éléments seront mis en action. L'histoire
nous montre en maints endroits les résultats merveil-
leux obtenus par cet effort combiné de deux races
intellectuellement puissantes. Nulle part ils se ma-
nifestèrent plus éclatant qu'en Flandre, où l'industrie,
le commerce et l'art atteignirent un développement
inouï sous la double influence allemande et française.
Le développement des provinces flamandes et
brabançonnes a été arrêté par le défaut d'espace et de
territoire. Sans ces entraves elles seraient sans doute
devenues le noyau d'une des plus puissantes nations
de l'univers ; elles sont, malgré ces désavantages,
rangées parmi les plus illustres et les plus glorieuses.
Nous avons, nous Canadiens, à utiliser à peu près les
mêmes éléments sociaux, mais dans des conditions
plus avantageuses, puisque nous possédons un vaste
territoire où nous pourrons nous développer sans
entraves.
L'idée d'une fusion des qualités de chaque race,
où de part et d'autre il n'entrerait pas d'abdication,
a toujours été celle que les personnes les plus éclai-
rées de notre pays ont constamment cherché à faire
prévaloir. Les hommes publics qui ont t'ait appel
aux préjugés contraires sont bientôt rentrés dans l'obs-
curité. Ce sont les partisans de la paix, de l'harmonie,
124 L INDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
de l'union qui ont toujours, dans notre pays, obtenu
et conservé la confiance populaire. Résultats poli-
tiques invariables qui doivent nous faire comprendre
que rien en dehors de nous ue s'oppose à notre avan-
cement.
Cette puissance industrielle que nous venons
d'entrevoir, c'est un héritage que nous avons à
recueillir, un talent que Dieu nous a confié pour que
nous le fassions fructifier. Allons-nous, comme le
serviteur infidèle de L'Evangile, l'enfouir sous terre et
encourir la punition des peuples qui restent sourds à
la voix de la Providence ? Allons-nous, en dédaignant
ce don du ciel, détruire notre idéal, tarir la source de
nos gloires, brûler la pépinière dont sont sortis nos
grands hommes, en élevant des générations qui, faute
de carrières, grandiront dans l'indifférentisme, l'oisi-
veté, l'ivrognerie et toutes les odieuses immoralités
qui aboutissent au crétinisme et à l'anéantissement ?
Ce serait une impiété de le supposer, surtout en ce
moment où nous sommes témoins des magnifiques
résultats que produit la science industrielle appliquée
à l'agriculture.
Mais ce n'est là qu'un premier pas.
Il faut ceindre les Laurentides d'une couronne de
fabriques. Qu'elles deviennent les puissantes assises
d'une civilisation qui s'alimente également des arts
agricoles et des arts industriels, dont la pensée
DU CANADA FRANÇAIS 125
revêtant les innombrables formes de l'inspiration
populaire et répandue au loin par le commerce,
mette sur tous les fronts le signe 'pif laissèrent jadis
sur tous les rivages nos explorateurs et nos pionniers.
C'est en adaptant aux conditions du nouveau mond'-
le génie (pie nous tenons de nos pères que nous y
parviendrons. Nous ne sommes pas en présent
d'une question de simple prospérité matérielle. Il
ne s'agit nullement d'enrichir quelques individus pour
nous glorifier stupidement des dollars qu'ils pourront
amasser. Non. C'est au premier chef un problème
social et moral qu'il nous faut résoudre sous peine de
déchoir. A ce titre aucun Canadien n'a le droit de
s'en désintéresser. Mais à l'homme public qui saura
parfaire cette grande œuvre, outre la satisfaction du
devoir accompli, il sera donné par surcroit une gloire
immortelle.
VI
La Population Française (fin)
POINTS DE CONTACT AVEC
LES ANGLO-SAXONS
La sève française coulera toujours sous l'écorce
de l'arbre canadien. — importance égale de
deux races en ce pays maintenant et dans
l'avenir. — Elles doivent se pénétrer l'une
et l'autre, tout en conservant leurs qualités
spéciales, pour former un type supérieur. —
Nécessité d'une plèbe socialisée et d'une élite
intellectuelle.
LA plupart des nations américaines sont issues de
.colonies espagnoles ou portugaises. Une seule est
d'origine anglaise, une seule d'origine française.
Quelles que soient les perturbations de l'avenir, ces
pays ne perdront jamais leur cachet d'origine. De
même que le caractère dominant de la république des
DU CANADA FRANÇAIS 127
Etats-Unis restera an^lo-saxon, bien que les greffes
étrangères aient poussé plus rapidement que la tige
mère, de même aussi retrouvera-t-on au Canada la
sève française sous l'écorce de l'arbre national. Plus
cette sève sera puissante et vigoureuse, plus l'arbre
grandira, plus ses rameaux s'étendront, plus son faîte
se rapprochera du ciel. Mais s'il arrivait par malheur
que cette sève cessât de couler librement, l'arbre tout
entier en souffrirait dans sa croissance et dans ses
fruits.
C'est bien là ce qu'ont pu constater ceux qui ont
étudié sérieusement la condition de notre pays. Aussi
ne parlons-nous pas ici au point de vue sentimental
mais nous cherchons à exprimer ce qui est sociale-
ment vrai. C'est la nature qui veut que les nations
soient diverses, qu'elles forment une gerbe de fleurs
ayant chacune sa nuance et son parfum, suivant
l'image si poétique de M. Gabriel Tarde.
Et c'est ainsi, qu'on le veuille ou non, qu'il surgira
parmi les nations du nouveau monde, une grande
nation tenant tant par le sang que par la mentalit»
et le génie des deux civilisations mères du monde
moderne.
Pour ce qui regarde l'avenir, les deux races sont
égales en importance, parce que chacune représente
des qualités morales et sociales plus puissantes souvent
que la simple force numérique. Celle-ci du reste peut
128 l'indépendance économique
changer de côté. En ce moment, au Canada, la popula-
tion anglophone est de beaucoup la plus nombreuse, et
lécart numérique augmentera sans doute encore avec
le peuplement des provinces de l'ouest. Mais il n'en
était pas ainsi il y a un siècle, il en sera peut-être
autrement dans cent ans. Qui aurait pu prévoir en
1800 que l'Allemagne aurait une population bien
supérieure en nombre à celle de la France ? Actuelle-
ment, l'importance économique de l'élément anglo-
saxon est, proportion gardée, plus grande que celle de
la population de langue française. Ce t'ait n'est pas
par lui-même concluant. La situation favorable du
groupe anglais peut s'expliquer par les renforts cons-
tants en hommes, en argent et en connaissances de
tous genres qui lui arrivent.
Qui, en 1800, aurait osé prédire que l'Allemagne,
en 1900 serait la rivale industrielle de l'Angleterre ?
Le groupe français, décapité au moment de la con-
quête, a du se reconstituer lentement et péniblement
une élite, une classe pensante et dirigeante. Il l'a fait
avec succès pour ce qui est des hommes politiques
et des parlementaires ; la hère attitude des Canadiens-
français dans cette lutte acharnée d'un demi-siècle,
donne la mesure de leur force morale et de leur
intelligence.
Quand à l'élite patronale, économique, agricole et
industrielle, elle n'existe pas encore parmi les Cana-
DL" CANADA FRANÇAIS L29
diens-français. Ils ne savent pas encore ce que c
que le patronage industriel.. Mais cela viendra, il y
aura réveil. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans de
longues explications. On admit généralement 'Tail-
leurs les qualités intellectuelles de nos compatriotes.
Mais nous désirons très vivement faire sentir la soli-
darité nationale de ces deux groupes. -Si le Canada
doit accomplir ses destinées, ils doivent marcher de
pair sur la terre canadienne, être et se reconnaître
égaux en gloires et en lumières. C'est dire (pi avec
les âges, le Canada devra contenir une population
différente et très probablement supérieure physique-
ment et mentalement aux autres populations améri-
caines. A la lumière de la philosophie de l'histoire,
il est permis de raisonner ainsi.
Avons-nous jamais réfléchi aux causes du succès
de ces commerçants ou de ces industriels qui s'éta-
blissent à l'étranger, succès si remarquable que la
sagesse populaire en a tiré cet axiome, qu'il tant
chercher la fortune au loin ? Nous pourrions multiplier
les exemples pour en prouver la vérité. 11 est plus
court de l'établir en énonçant une régie fondamentale
de sociologie. C'est que ces hommes qui cherchent
ainsi fortune au loin apportent avec eux au pays de
leur adoption la mentalité de leur pays d'origine. Ils
ajoutent bientôt à ces qualités premières quelque
chose qui leur vient de leur entourage immédiat et
130 l'indépendance économique
qui représente la mentalité du pays où ils vivent. De
cette combinaison il résulte ordinairement une supé-
riorité, laquelle, dans les cas isolés, disparaît naturel-
lement au bout de quelques générations. Elle devient
permanente lorsque le contact a lieu entre deux races
exerçant l'une sur l'autre une action constante dans
un pays ou ni l'une ni l'autre n'est socialement ou
politiquement tout à fait prépondérante. C'est là une
des causes delà grande diversité des peuples, c'est
une des lois de l'évolution.
Cette influence des races l'une sur l'autre ne
s'exerce cependant d'une façon ; bienfaisante que
lorsque les conditions de leur contact sont favorables.
Ainsi, il est avéré que les Anglo-saxons sont en mi-
norité dans les Etats-Unis d'Amérique. Les Irlandais,
les Allemands, les Italiens, etc., y sont bien plus nom-
breux. Mais ces populations d'origine étrangère aux
citoyens fondateurs de la république, n'amenant avec
elle rien ou très peu de chose des institutions de leurs
divers pays, se hâtent d'en oublier la mentalité pour se
fondre tant bien que mal dans le grand tout américain.
Il est admis que cette classe d'Américains n'est pas la
meilleure, surtout dans la première génération, et
chez certains groupes l'assimilation finale comporte
une décadence. Quel avantage ne constate-t-on pas
d'autre part chez les descendants des Hollandais-
Anglo-saxons de New-York, lesquels s'enorgueillis-
DU CANADA FRANÇAIS 131
sent de leur origine batave connue d'un titre de
noblesse. Chez eux, ce n'est pas tant la race qui est
supérieure, c'est quelque chose de plus : le sentiment
de la puissance n'appuyant sur quelque tradition
sacrée d'où germe l'aspiration irrésistible des peup
fondateurs.
À tout considérer et en dépit de toutes les préten-
tions, 1rs races d'origine européenne différent assez
peu physiquement les unes des autres. Les types de
beauté de la Grèce et de la Rome antique, sont
encore les types classiques d'aujourd'hui, depuis
Athènes et Rome jusqu'à Stockholm et Edimbourg.
Si l'on pouvait prendre des enfants sains dans tous
les pays d'Europe pour les élever ensemble absolu-
ment de la même façon, sans qu'ils connussent eux-
mêmes leur pays d'origine, à leur majorité, le plus
habile ethnographe pourrait très difficilement désigner
l'Anglais, le Français, l'Allemand, l'Italien, le Russe.
Ils sembleraient tous appartenir à une même nation
parce qu'ils seraient de formation mentale identique.
Cela est tellement vrai que pour déterminer la natio-
nalité d'un individu de race européenne, les connais-
seurs tiennent moins compte de la taille, du teint et
de la forme extérieure et apparente en crâne, que de
l'expression qu'imprime à la physionomie, que de la
tournure qui donne à toute la personne l'éducation
132 l'indépendance économique
qu'il a reçue et qui est sa mentalité, sa manière
habituelle d'être et de penser.
Socialement, la population anglaise d'Ontario avec
laquelle les Canadiens-français ont les plus nombreuses
relations, est restée profondément conservatrice. Issue
principalement, mais non pas entièrement de ces
américains ijui émigrèrent après la Révolution plutôt
que d'accepter les institutions républicaines, elle s'est
adaptée à son milieu sans changer beaucoup le fond
de ses idées. Il faut admettre que les Loyalistes
eurent de forts encouragements pour persévérer dans
leurs sentiments de fidélité à la couronne anglaise.
Leurs sacrifices furent reconnus et appréciés par le
gouvernement britannique. On les indemnisa non-
seulement par de larges concessions territoriales, mais
aussi en argent. Le Parlement leur fit distribuer, à
titre d'indemnité monétaire, une somme de plus de
seize millions de dollars, en valant bien cinquante
millions aujourd'hui. Et toujours dans le même esprit,
il leur accorda une constitution calquée en apparence,
mais non pas en réalité, sur la constitution britannique.
Il était nécessaire, dans les circonstances, de faire
des concessions semblables à la province française,
laquelle s'en servit aussitôt comme d'un instrument
d'émancipation. On sait (pie les deux groupes finirent
par suivre, en fait de visées politiques, des chemins
parallèles, et que c'est vraiment de leur lutte pour la
DU CANADA FRANÇAIS 133
plénitude du gouvernement responsable, que sortit le
système impérial moderne. Cette circonstance î it,
dès l'origine, un premier point de rapprochera
entre ces éléments si différents. C'est grâce à ^lle
que les institutions publiques sont pratiquement les
mêmes dans toutes les provinces de la Confédérati >n
Les mœurs publiques le sont aussi ; il est vrai qui
celles-ci ne sont pas toujours aussi parfaites qu'on
pourrait le souhaiter, ce qui contraste parfois pénible-
ment avec la moralité que l'on remarque chez les
Canadiens de toutes classes dans leur vie privée et
particulièrement chez la population d'Ontario. Nous
ne prétendons point que la moralité proprement dite
soit moindre dans le groupe français, mais il es!
incontestable que l'on trouve beaucoup moins de
traces dans Ontario de cet état maladif que a
avons signalé chez la population de Québec. Cela
provient sans doute, du moins en partie, de ce qu'On-
tario se trouve dans de meilleures conditions écono-
miques. Et, cet avantage, nous l'avons vu. s'explique
en premier lieu par la formation sociale du groupe
ensuit' pu- l'abondante pluie d'or qui est tombée sui
les premiers colons, et qui leur a permis de fonder d<
solides établissements, enfin, par l'importance du
capital augl lis ■ jui est venu un peu plus tard comman
diter la plupart de leurs industries.
134 l'indépendance économique
Les Ontariens, à l'aise dès le début, ont su rendre
leur aisance permanente en faisant de leur richesse le
meilleur usage possible. Ils ont établi un admirable
système d'écoles primaires. Cependant, comme il
semble naturel aux hommes de s'opposer tout d'abord
aux grandes réformes destinées à augmenter leur
somme de bonheur, le projet rencontra au début
beaucoup de résistance et il est certain que les écoles
d'Ontario ne seraient pas ce qu'elles sont, malgré les
efforts de feu le révérend docteur Ryerson, si cet
apôtre de l'instruction publique dans Ontario, plus
heureux que le docteur Meilleur dans Québec, n'eût
trouvé un puissant allié dans la personne de lord Elgin.
Celui-ci était gouverneur général au moment où
le système Ryerson fut soumis au jugement popu-
laire. Gradué d'Oxford, ayant étudié tous
les systèmes européens, chose fort rare à cette
époque.et sut appuyer le projet d'arguments précis qui,
venant d'un tel personnage, eurent une influence
déterminante sur le résultat. En 1876, le docteur
Ryerson se retira du poste du surintendant. Il fut
remplacé par un ministre responsable à la tête du
ministère de l'instruction publique, lequel, continuant
son œuvre en l'améliorant, l'a conduite à la perfection
relative que nous admirons aujourd'hui. C'est ainsi
que nos compatriotes d'Ontario, par les soins qu'il sont
prodigué à l'enfance, ont fait la vie sociale plus large,
DU CANADA FRANÇAIS 135
la vie familiale moins étroite que dans la province
de Québec. L'individu, parmi eux, a plus immédia-
tement conscience du devoir pratique.
Citons-en un exemple frappant.
La dette provinciale de Québec contractée pour
des fins d'utilité publique, est de S37.395.595 (1901) :
sa dette municipale représente peu de chose. Ontario
n'a pas de dette provinciale, mais sa dette municipale
est de $57,172,712 (1901). Les municipalités de la
province n'ont pas craint d'escompter l'avenir dans
l'intérêt de leurs besoins locaux et il est probable que
ces emprunts seront plus profitables à la chose
publique que ceux du gouvernement de Québec,
puisque la prospérité des villes et des villages attire
le commerce et l'industrie, voir même le chemin de
fer non subventionné.
Ainsi, nous le constatons, l'œuvre de l'école aidant
aux hérédités préexistantes, a permis à la population
de langue anglaise, surtout dans la province d'Ontario,
de développer les qualités individualistes qui permet
tent aux hommes de se suffire à eux-mêmes dans la
vie privée. Il en résulte un type énergique, débrouil-
lard, actif, rarement en peine pour gagner largemenl
le pain quotidien et ne craignant pas de risquer
quelque chose pour acquérir le superflu.
M. John iMillar, sous-ministre de l'Instruction
publique, disait en 1893 : " Le système d'éducation
136 l'indépendance économique
dans Ontario est digne d'un peuple libre. Ses fruits
ne sont pas difficiles à découvrir. Dans les campagnes
les plus éloignées comme dans les villes, tilles et
garçons sont assoiffés de savoir. Equiper leurs entants
pour la bataille de la vie en leur procurant une édu-
cation morale et intellectuelle, voilà l'ambition des
parents dans toutes les parties de la province. " Le
gouvernement, dit-il ailleurs, s'est efforcé de mettre
en pratique ces belles paroles de Milton : " Une édu-
cation complète et généreuse est celle qui met l'homme
en état d'accomplir avec justice, science et magnani-
mité, les devoirs publics et privés, tant de la paix
que de la guerre.
Si nous acceptons cette définition de Milton, qui,
en effet, est générale et excellente, nous aurons à
féliciter nos compatriotes d'Ontario, d'avoir su
accomplir une partie importante de leur devoir envers
la jeunesse, c'est-à-dire envers le pays. Pour tout ce
qui regarde les devoirs de la vie privée, il est certain
que le système scolaire de la province est trèsrecom-
mandable. Mais pour ce qui est des devoirs publics
du citoyen, il nous semble qu'il y aurait certaines
réserves à faire. Le devoir public suppose des citoyens
assez éclairés pour comprendre, mais il requiert aussi
une élite intellectuelle assez détachée des choses pure-
ment utilitaires, assez élevée au-dessus de la masse.
pour l'embrasser toute d'un coup d'œil d'ensemble,
DU CANADA FRANÇAIS 137
pour fournir, en un mot, les chefs de la nation. Or il
nous semble que pour former de tels hommes il faut
un foyer plus intense que les High Schools ou les
Collegiate Institutes, excellents dans leur genre, mais
qui n'approchent ni du Upper Canada Collège, qui est
un centre à peu près unique dans la province sœur,
ni des collèges classiques tant décriés de la province
de Québec. Nous pouvons ensuivre les effets à ce
degré supérieur de l'échelle sociale ou les intérêts
matériels de l'individu de viennent jusqu à un certain
point secondaires. Là, malgré leurs désavantages
aux degrés inférieurs, les Canadiens de langue
française sont incontestablement aujourd'hui, comme
ils l'ont toujours été, au premier rang. C'est sans
doute que le régime intellectuel qu'ils ont subi
comporte une sélection plus rigoureuse, et les entoure
de difficultés telles qu'ils doivent succomber ou s'élever
très haut. Naturellement, c'est le petit nombre qui
s'élève, mais ne dirait-on pas, à étudier l'histoire du
monde, que ces sacrifices sont la condition nécessaire
de la gestation qui produit l'élite ? Parmi les éléments
qui composent nos chambres législatives, un des plus
admirables, sans doute, est celui qui comprend les négo-
ciants, les industriels et les hommes de métier, lesquels,
après s'être fait une carrière honorable et prospère,
viennent consacrer leurs lumières et leur expérience
au service de leur pays otium cum dignitate. Dans
138 l'indépendance économique
la mas.se de la représentation populaire, c'est peut-
tre l'élément le plus sain. Mais nous savons tous que
ce n'est pas de la que surgissent les vrais diri-
geants. Ceux-ci se recrutent parmi des hommes qui
souvent ne semblent pas très pratiques, mais qui
planent dans les hautes régions de la pensée. Ils
peuvent nous apparaître de prime abord peu armés
pour le strugqle for life. Quelquefois on sera tenté
de dire, on dit même bie i souvent, avant qu'ils aient
fait leurs preuves : ce sont des rêveurs, des inutiles,
ils ne savent rien de la vie pratique. Ces jugements
sont parfois téméraires. " En général, dit Ruskin,
l'œuvre bonne et utile, qu'elle soit de la main ou de
la tête, est peu ou point payée. Je ne dis pas que
cela devrait être, je dis qu'il en est toujours ainsi.
Rè^le générale on paye qui nous amuse où qui nous
trompe, et non pas qui nous sert. Cinq mille livres
l'an au hâbleur, vingt sous par jour au soldat, au
laboureur, au penseur, c'est la règle. Les meilleures
œuvres d'art, de littérature, de science, ne sont
jamais payées. Cembien pensez-vous que Homère
obtint de son Iliade 1 ou le Dante de son Paradis ?
On ne leur en donna que du pain amer dans la maison
d'autrui. En sciences, celui qui inventa le télescope
et qui le premier vit le ciel, fut payé d'un cachot :
celui qui inventa le microscope et qui le premier vit
la terre fut chassé de sa demeure et mourut de faim :
DU CANADA FRANÇAIS 139
il est clair que Dieu veut que toute œuvre excellente
suit faite pour rien. " Ne nous hâtons doue pas de
proclamer que l'enseignement dit utilitaire est la seule
<|ui vaille ou même la plus utile en l'ait. Admi-
rons ces grandes universités où, comme à McGill et
à Toronto, l'on enseigne avec tant de soin et de
succès les sciences appliquées à l'industrie, mais ne
méprisons pas ces institutions plus humbles où parfois
la pensée prend un essor plus puissant et plus original.
Nous adressant à la population canadienne-fran-
çaise, dont un des grands besoins est précisément une
bonne et solide instruction pratique, nous osons à
peine signaler les inconvénients auxquels cette chose si
excellente en elle-même peut donner lieu. [^Cependant
la justice nous oblige d'admettre que la demi-instruc-
tion des masses entraîne de fâcheuses conséquences
sociales et politiques. Il est douteux que les notions
superficielles acquises dans des écoles inférieures,
vaillent la vieille sagesse traditionnelle des popula-
tions peu lettrées. Une foule sachant lire et écrire
peut à la rigueur être plus ignorante qu'une foule
illettrée qui s'inspire de la saine raison. Celle-ci
connaît son ignorance et se défie d'elle-même ; celle-là
se croit plus capable déjuger et elle est peu maniable.
Sa tendance est de rejeter tout ce qui ne représente
pas pour elle un intérêt immédiat. Tout autant que
la première elle peut s'éprendre de préjugés ; elle peut
140 l'indépendance économique
plus facilement s'abandonner à la colère et à l'injustice.
Les éléments idéalistes et pratiques sont nécessaires
dans toute organisation sociale et il n'existe aucune
pour raison qu'on ne les développe pas chez les deux
races.
Nous savons qu'au point de vue de la richesse
économique, la population de langue anglaise du
Canada, celle du moins qui habite la province d'On-
tario, est plus avantageusement située que la popula-
tion française. Nous avons indiqué plus haut
quelques-unes des causes de cette différence, qui
n'est du reste ni très grande, tou te proportion gardée,
ni décisive pour l'avenir.
Ontario n'est pas exempte du mal social qui mine
Québec ; ce mal y est moins intense, mais il existe, et
le mouvement de la population le prouve. L'émigra-
tion chez un peuple peut être, quelquefois provoquée
par un surcroit de population, cependant c'est là une
exception. Presque toujours elle a pour cause quelque-
vice économique et social. Suivant les circonstances"
où elle se trouve, suivant sa formation sociale
s rtout, une population se révolte contre le mal qui
l'accable, ou elle émigré,
Dès 1858, M. Louis Viardot, en étudiant l'émigra-
tion prodigieuse de la population écossaise, prédisait
les difficultés économiques présentes du Royaumi-Uni.
La décadence agricole, effet voulu par les grands
DU CANADA FRANÇAIS 141
propriétaires d'une part et par l'industrialisme de
l'autre, porte aujourd'hui ses tristes fruits. Blâme dans
les Iles Britanniques, le surcroit de population n'est
qu'une des causes secondaires de l'émigration.
L'Ontarien émigré tout comme le Québecquois. Il se
porte vers l'Ouest canadien, mais surtout vers les
Etats-Unis. La province est donc encore loin de
constituer un foyer d'appel aux travailleurs, la vie
nationale n'y est donc pas complètement Baine
Ontario perd non seulement ses cultivateurs et ses
artisans, mais aussi son élite.
M. Mode}' Wickett fait observer que la plupart
des jeunes spéciali stes canadiens finissent par s'en
aller aux Etats-Unis. C'est que les champs d'activité
industrielle manquent au Canada. Il nous semble
donc que les deux provinces souffrent d'une anémie
dont le remède serait l'organisation de la grande
industrie d'exportation. Mais elles doivent surtout
diriger leur effort vers ces fabrications dont elles
produisent en abondance les matières premières
Nous voulons parler naturellement des produits de la
forêt qui font présentement la richesse de la Saèd<
et de la Norvège, où on les exploite beaucoup plus
scientifiquement que chez nous. Ces pays offrent
plus d'uue analogie avec les provinces centrales du
Canada.
Les provinces de l'Est et de l'Ouest ont la houille
142 l'indépendance économique
Graduellement, leur industrie se développera et
prendra avec le temps et lorsqu'elle sera devenu
assez puissante pour soutenir la concurrence, une
importance mondiale ; mais ils auront pendant long-
temps, toujours peut-être, de formidables concurrents.
Les provinces du centre, avec leurs forêts et leurs
chutes d'eau, seront, dès qu'elles le voudront, prati-
quement les maîtres des marchés. Chacune peut
travailler indépendamment de l'autre à cette œuvre
importante. Toutefois pour que la réussite soit
complète, il serait préférable qu'elles se prêtassent un
mutuel concours, que l'industrie d'Ontario s'inspirât
de l'esprit artistique français, que l'industrie québec-
quoise empruntât quelque chose de l'esprit pratique
qui distingue l' Anglo-Saxon.
L'entente entre les races canadiennes est impor-
tante au point de vue économique et national. Elle
l'est aussi au point de vue plus large de la civilisation
du monde. Ceux qui voudraient étouffer l'essor
de l'une ou de l'autre de ces races feraient, incons-
ciemment peut-être, œuvre réactionnaire et anti-
sociale ; œuvre stérile aussi, car on ne refoule pas le
courant des rivières. Les barrages ajoutent à leurs
forces. Il n'y a qu'un moyen d'arrêter le progrès
national et normal d'une race saine, c'est de l'exter-
miner.
Celle des deux races canadiennes qui saura, tout
DU CANADA FRANÇAIS 143
en conservant intactes ses qualités propres, s'assimiler
les qualités maîtresses de l'antre, sera nécessairement
la plus prospère et la plus influente, car ell • sera la
plus civilisée. Et lorsque nous voyons des penseurs
comme Ruskin s'efforcer d'inculquer à leurs compa-
triotes ces idées qui sont de l'essence mêin-3 de la
mentalité française ; lorsque nous suivons d'autre
part en France la croisade persistante de Leplay.
Tourville et Demolins en faveur de la formation
sociale anglaise, la conclusion s'impose que le progrès
social et civilisateur veut une combinaison de ces
éléments. Elle se fera, mais bien lentement, car les
peuples comme les hommes s'accoutument à leurs
infirmités et il leur en coûte toujours beaucoup de se
soumettre à l'opération qui doit les guérir. Nous
sommes donc en présence d'une solidarité inévitable
qu'il faut accepter et convertir en puissance par len
moyens de l'entente et de la coopération.
Ce seul mot de coopération, dans son sens large
et véritable, implique un degré plus avancé de civili-
sa! ion que celui qui existe maintenant dans la plupart
des sociétés humaines. C'est l'expression d'une idée
économique dont la puissance grandit Banscess
Dans presque tous les pays, il s'est trouvé uni
élite qui en a compris l'importance et qui s'est group.
pour la répandre. Produire et acheter à meilleur
compte, telle fut sa modeste origiue. Mais l'impor
144 l'indépendance économique
tance sociale de l'idée n'a par tardé à se faire jour.
Les groupes disséminés, de travailleurs se sont tendu
la main à travers, les frontières, ils se sont réunis
pour coopérer plus efficacement à l'œuvre de la coopé-
ration. Une ligue internationale s'est formée, et le
président actuel de cette ligue est son excellence le
comte Grey, gouverneur-général du Canada. Ce titre
n'est pas le moindre de ceux qu'il porte avec tant de
dignité. Pour notre part nous y voyons un présage
encourageant. La pensée que nous aurons à exposer
dans la suite de ces pages n'est au fond que la coopé-
ration appliquée largement à l'avancement delà popu-
lation canadienne. Il nous tarde d'entrer au cœur
même du sujet. Avant de le faire cependant, il nous
paraît indispensable d'examiner brièvemeut ce que
doit être l'éducation nationale de notre peuple, s'il
veut s'armer pour la conquête de l'avenir.
VII
L'EDUCATION NATIONALE
Influence de l'éducation des individus sur la
formation sociale d'un peuple. — l'enseigne-
MENT AU POINT DE VUE NATIONAL. — La MODIFI-
CATION DES ÉTUDES CLASSIQUES. — NÉCESSITÉ
ABSOLUE D'UNE MEILLEURE INSTRUCTION PRIMAIRE.
LE lecteur qui a eu la complaisance de nous suivre
jusqu'à présent a déjà pu s'apercevoir que nous
ne poursuivons pas ici un simple exercice académique.
Croyant fermement que l'évolution et le progrès sont
la condition d'être des peuples sains, nous sommes
aussi convaincu que l'immobilité, ou même ce progrès
lent qui ne vient que de la poussée extérieure, est
pour une race l'indice précurseur d'une décadence
certaine.
Il nous semble d'autre part incontestable que les
peuples sont presque toujours les maîtres de leur sort.
Il est sans doute des circonstances qu'ils sont forcés
de subir, mais jamais ils ne doivent courber la tète
146 l'indépendance économique
ni accepter la défaite définitive. S'ils le font leur
châtiment est bien pis que la mort. Leur devoir,
c'est de combattre, quelquefois dans une lutte
sanglante l'ennemi extérieur, toujours et à tout
instant les ennemis de l'intérieur plus insidieux et
plus redoutables qui s'appellent ignorance, vice et
apathie. Et dans un tel combat la victoire est
complète pour le peuple qui le soutient avec constance.
L'histoire du monde étudiée à la lumière de la science
moderne le prouve.
C'est par l'éducation qu'on forme les nations et
qu'on leur inspire les vertus qui assureront leur
survivance. L'on peut distinguer de remarquables
modifications dans l'ensemble des sentiments et des
aspirations qui régissent les sociétés humaines à
travers les siècles. Les passions qui meuvent
l'homme à l'état sauvage ne sont pas celles qui
l'inspirent lorsqu'il a acquis la civilisation. Tous les
hommes, il est vrai, ont au cœur l'amour et l'ambition,
mais ces mots expriment des idées bien différentes
suivant le degré de culture des individus et des
populations que la passion, c'est-à-dire la vie même,
poussent en avant vers un idéal mystérieux dont il
semble que le culte du beau et du bon, c'est-à-dire de
la vertu, puisse seul nous rapprocher.
L'amour et l'ambition de l'homme primitif ne sont
que des sentiments brutaux qu'il satisfait par
]>TT CANADA FRANÇAIS 147
violence, comme font les animaux inférieurs dont il
partage les habitudes et les instincts. On peut distinc-
tement suivre la progression de l'esprit humain dans
la période historique pourtant si confuse et si courte.
Elle nous montre l'homme émergeant graduellement
de la barbarie. C'est qu'il h enfin conquis la pensée
écrite qui lui permet de transmettre et d'accumuler
les impressions qui sont l'éducation, la science des
choses.
Aux grands jours de la Grèce et de Rome, la
culture humaine paraît atteindre un apogée. Mais
dans les civilisations antiques la lumière ne luit que
pour les classes privilégié* s. Les masses restent encore
esclaves, ignorantes et presque bestiales. Aussi suffit-
il d'un vent de barbarie pour éteindre, en apparence
du moins, cette flamme encore vacillante, et la nuit se
fait de nouveau sur la terre. On dirait que l'humanité
rétrograde ; les hautes connaissances acquises semblent
perdues avec les manuscrits, précieux héritages des
ancêtres. Elles ne le sont que momentanémeut. Le
feu de la science, qui a couvé sous la cendre, renaît
bientôt plus ardent pour éclairer et réchauffer tous
les hommes cette fois. Car une parole sublime a
retenti en Galilée, et cette parole fait de l'amour la
religion universelle; elle dirige les ambitions humaines
vers le relèvement de toute l'humanité et donne du
même coup la maîtrise de l'univers aux pays qui
148 l'indépendance ÉCONOMIQUE
s'inspirent de l'idée chrétienne. C'est alors que les
passions transformées deviennent des vertus resplen-
dissantes qui élèvent l'homme autant au-dessus de
ses ancêtres primitifs que la nature avait élevé ceux-
ci au-dessus des organismes inférieurs de la création.
Il existe aujourd'hui parmi les hommes les civili-
sations les plus hautes qui furent jamais. En théorie,
tous doivent y participer, ce qui est déjà un immense
progrès sur l'idée, fondamentale des sociétés antiques,
mais dans la pratique, il n'est pas vrai de dire que
tous les hommes participent à la civilisation qui
naquit de l'idée chrétienne. On trouve encore des
hommes à l'état sauvage, d'autres sont des barbares
ou des demi-civilisés ; on peut même en citer qui
après avoir atteint une haute civilisation sont
retombés dans la barberie. C'est que l'homme, comme
la terre, demande une culture incessante, sans quoi il
retourne à l'état sauvage.
Parmi les nations dites civilisées, il s'en faut de
beaucoup que toutes atteignent au même degré de
culture, ou que leur mode de progression soit identi-
que. Les uns semblent rester presque stationnaires,
bien que vivant parmi les trésors de l'art et de
la science ; d'autres, tout en proclamant leui amour
de l'idéal, senlizent dans un matérialisme grossier
Entre ces deux extrêmes on trouve toutes les nuances.
Mais chez toutes les nations nées d'une même idée
DU CANADA FRANÇAIS 149
civilisatrice, on distingue une certaine ressemblance
parce que l'éducation chez elles est basée sur un même
principe moral fondamental plus ou moins parfait.
C'est ce qui explique les différences profondes entre
les Asiatiques et les Européens.
Dans un même pays, il est facile de noter les
degrés de culture c'est-à-dire d'éducation parmi les
citoyens, et cela sans tenir compte des divisions
sociales régulières. Une foule rurale se distingue
d'une foule citadine, cela va sans dire ; on ne confond
pas une réunion d'ouvriers avec un rassemblement
d'étudiants.
Il existe en dehors de cela des distinctions dans
une même classe et dans toutes les classes prises dans
leur ensemble. Si dans une foule quelconque on
remarque un air général de bien-être et de bonne
conduite, si hommes et femmes soignent leur tenue et
leur langage, si chez eux la beauté morale se traduit
au dehors par une beauté physique très perceptible,
si le bon goût se manifeste dans le maintien, dans le
vêtement, et surtout dans la manière d'être des sexes
à l'égard l'un de l'autre, on reconnaît aussitôt un
milieu de vraie civilisation d'où rayonne partout et
toujours plus étendues certaines idées saines qui sont
les fruits de l'éducation, c'est-à-dire de la direction
qu'on imprime à l'enfant dans la famille et à l'école,
et qui est l'origine de l'habitude des vertus où il se
150 l'indépendance économique
confirme plus tard. En étouffant les germes du mal,
en cultivant ceux du bien, on a formé un peuple fort
et prospère, et c'est à lui qu'appartient l'avenir.
Souvent un spectacle tout contraire se présente à
nos yeux. De^ gens bruyants et grossiers tiennent
sans honte des propos bas, vulgaires et inconvenants.
Partout règne le mauvais goût, la propreté est
douteuse, les mises négligées, les traits sont altérés
par l'ivrognerie et les excès. Les hommes ne respec-
tent guère les femmes qui, à vrai dire, inspirent bien
peu le respect, tandis que l'enfant misérable a perdn
le charme ordinaire de l'enfance et ne provoque
qu'une pitié où il entre involontairement de la
répugnance et du dégoût. L'éducation d'une telle
foule s'est faite au cabaret ou dans des lieux peut-
être plus infâmes.
L'on sait par expérience combien il est difficile de
racheter ces sociétés corrompues. De même que la
bonne éducation et la culture arrivées à un certain
degré font rapidement école, de même aussi la
bassesse et le vice, fruits de la mauvaise éducation,
forment à un certain degré de dépravation sociale un
tourbillon qui balaie de la face de la terre les sociétés
qu'il atteint.
L'influence de l'éducation se manifeste ainsi de
mille manières. Tel groupe de population fournit
presque exclusivement des hommes d'affaires et des
DU CANADA FRANÇAIS 151
commerçants, sans donner sa juste proportion d'hom-
mes d'Etat, de littérateurs et d'artistes : c'est une
armée sans généraux. Tel autre groupe, c'est le cas
des Canadiens-français de nos jours, produit un
certain nombre d hommes publics illustres sans que
les autres puissances sociales se développent suffisam-
ment. L'échelle demeure vide auxdegrésintermédiaires
et même à certains des échelons supérieurs, car dan^
une telle société, les artistes et les savants restent
incompris et se dirigent vers les pays où ils trouvent
un public et une carrière ; on y voit des généraux
sans armée. Dans les deux cas on peut conclure à un
vice radical dans l'éducation nationale.
L'on pourrait multiplier presque à l'intini les
exemples pour établir que l'éducation nationale
systématique et saine est la condition essentielle, non
seulement d'une condition économique et sociale
favorable, mais encore de l'existence d'un sentiment
vraiment religieux et chrétien chez les individus.
Les ignorants ne peuvent pas être des chrétiens et
des citoyens, parce que ces deux qualités ne se
trouvent que chez l'homme civilisé, et que l'homme
vraiment ignorant est un barbare.
Quel autre nom lui donner puisqu'il n'obéit que
par habitude ou par crainte à les lois morales et
sociales qu'il n'est en état ni de formuler ni même de
comprendre.
152 l'indépendance économique
Dans nos sociétés démocratiques, le peuple dicte on
croit dicter ses lois ; c'est " le résultat d'une évolution
intellectuelle," disait Claudio Jannet. Quel effondre-
ment social pour les populations ignorantes ! Mais
quelle puissance pour le bien entre les mains de celles
qui saveut en faire usage !
Ce point est clairement expliqué par un évêque
américain, Mgr Chatard, cité par le même auteur :
" Dans le monde entier, un changement s'opère de
l'ordre des choses ancien à un nouveau, de l'état
de tutelle dans lequel la masse du peuple vivait dans
toutes les contrées, à la liberté individuelle qui existe
parmi nous et qui fait graduellement son avènement
ou s'accroît dans toutes les nations civilisées. Ce
changement fait continuellement surgir des idées qui
doivent être examinées et sur lesquelles il faut
se prononcer. Cela exige une grande activité d'esprit
et une grande lutte d'opinion qui a ses avantages.
Nous ne sommes pas effrayés de l'usage de la raison."
" Si telle est l'essence de la démocratie, conclut
Claudio Jannet, nous ne pouvons espérer qu'étant
toute-puissante elle n'obéisse volontairement aux
lois de la justice et de la raison qu'en l'instruisant et
l'élevant."
Donc pour élever le peuple à la hauteur de sa
mission, il faut lui donner l'instruction, et surtout
l'éducation, en créant et développant des hérédités
DU CANADA FRANÇAIS 153
utiles à la race et à la nation physiquement et
intellectuellement, en formant une élite nécessaire
aux progrès de tous, en organisant systématiquement
l'enseignement populaire de façon à lui imprimer une
direction saine et vraiment nationale.
Il va sans dire que ces divisions sont arbitraires ;
elles ne peuvent dans la pratique se séparer et
ne sont utiles que pour la plus grande clarté d'une
étude. Un professeur de Chicago les résumait toutes
lorsqu'il disait : " Le but de l'école c'est de socialiser
l'enfant." Cet aphorisme semblerait avoir été inspiré
par l'admirable traité de M. Alfred Fouillée sur
Y Enseignement au point de vue national, auquel nous
avons emprunté classification ci-dessus, parce qu elle
nous paraît si bien s'appliquer à la population du
Canada, surtout à la française.
Expliquons-nous maintenant sur ces divers points :
" Il faut, dit M. Fouillée, créer par l'éducation des
hérédités utiles à la race physiquement et intellec-
tuellement. La vraie éducation est celle qui au lieu
de stériliser les cerveaux par l'épuisement de leurs
forces, les rend de plus en plus féconds par le déve-
loppement de capacités variées. " Il nous semble, en
effet, que lorsqu'ij s'agit de, l'éducatif» — nationale,
C ré^r_^t_^]jT^.nfîQra--4^vrtlappo.r--des hérédités J^_nn
ppint_çapjlaj. Car s'il est incontestable que l'éduca-
tion et l'instruction poussées longtemps dans un sens
154 l'indépendance économique
déterminé peuvent créer certaines hérédités et modifier
le caractère national, il est évident aussi que si la
nation dont il s'agit présente, comme la nation
française, par exemple, certains caractères de haute
supériorité qui sont devenus héréditaires, ce sont ceux-
là qu'il importe de-Conser ver et de perfectionne,!! tout
d'abord. En les développant on arrive précisément à
la formation de cette élite qui est essentielle au
progrès de la nation tout entière.
Récemment, en France, dans le but très louable
en soi.de fortifier les études scientifiques et techniques,
on s'est élevé fortement contre les études classiques
poussées à outrance ; l'on a demandé un cours plus
pratique, et l'on a donné dans l'excès contraire. On ne
parla plus que de l'enseignement des sciences. Comme
si la science, la véritable science pouvait s'inculquer
d'emblée à des esprits insuffisamment préparés !
Comme si on pouvaii raisonner juste avant que
d'avoir appris à penser, avant d'être homme, avant
d'avoir fait ses humanités . .. Les fortes études
classiques, la gymnastique intellectuelle qui élè^e la
pensée humaine au-dessus des détails et des spécialités
pour l'amener à envisager le monde dans son ensemble,
de comprendre, en autant que les hommes peuvent le
faire, la beauté et la vérité pures, qui lui inspirent
l'amour de l'idéal et quelque chose du désintéresse-
ment de l'idéalogue tant décrié, voilà précisément ce
DU CANADA FRANÇAIS 155
qui a fait la grandeur de la race, de la pensée
française, c'est ce qui fait qu'elle marche à la tête de
la civilisation. Vouloir supprimer ces hautes études,
cesser de cultiver ce sol si fécond, ce serait un suicide
national pour la Nouvelle-France comme pour
l'ancienne.
Cela dit, admettons que la critique sévère qu'on a
faite des collèges classiques et des lycées n'est pas
dépourvue de vérité. Nous ne croyons pas que M.
Demolins, M. Jules Lemaître et tant d'autres censeurs
aient voulu autre chose que la réforme de cette grande
institution, de cette méthode d'enseignement éminem-
ment philosophique, de cette pépinière d'hommes
supérieurs.
Quant à M. Fouillée, il demande une organisation
d'enseignement secondaire ou classique unique et
générale avec de simples ramifications finales déter-
minées par les aptitudes. Sa conception nous semble
la plus belle et la plus juste de toutes et nous osons
la traduire par une image qui nous paraît l'expliquer.
Les études classiques actuelles peuvent se comparer
à un beau peuplier de Lombardie qui dresse sa tête
très haut dans les airs et de mine tous les arbres
d'alentour. Mais à côté de lui s'élève un orme également
majestueux, nourri d'une sève non moins puissante.
Seulement ses branches, au lieu de pousser simple-
meni en hauteur, s'étendent et forment un large abri.
o
156 l'indépendance économique
C'est à ses pieds que l'on viendra de préférence chercher
l'ombre et la fraîcheur. Il est aussi beau et aussi
grand que son voisin, niais il est plus utile. Le peuplier
représente l'ancien enseignement classique rigide.
L'orme c'est l'école nouvelle, les classiques réformés
qui laissent subsister l'institution ancienne, l'embel-
lissent, la fortifient et étendent ses bienfaits à toutes
les sciences, à tous les arts, qui jusqu'à ces derniers
temps s'en croyaient exclus?""?
Oetie_xéJbr-nie— nlajdeok^^Limjxxssible, puisqu'il ne
s'agit ni de toucher au fond même de l'institution ni
de surcharger. leg_progratn mes de sujets nouveaux. Ce
serait là précisément rétrograder. L'enseignement
technique des sciences hors de propos abaisse plutôt
qu'elle n'élève l'intelligence par la confusion qu'elle y
fait naître. C'est tout au plus si l'élève en retient
certains mots baroques dont le sens lui échappe
souvent. Ce qu'il faut c'est appliquer à l'enseigne-
ment de la science la même méthode philosophique
qui préside à l'enseignement des lettres. Il faut
humaniser la _sci£m;e.
" D'abord, dit M, Fouillée, il faut montrer dans
les sciences le côté humain, la part de l'esprit dans
leur formation et dans leurs découvertes ; c'est-à-dire
que la méthode à chaque science, qui est une applica-
tion de la logique générale, devrait être l'objet d'une
étude particulière et attentive. Cette logique, d'ailleurs.
DU CANADA FRANÇAIS 157
ne serait pas toute abstraite, car elle pourrait s'accom-
pagner de grands exemples fournis par l'histoire des
sciences.
" Il est des vérités scientifiques, dit Descartes, qui
sont des batailles gagnées ; racontez aux jeunes gens
les principales et les plus héroïques de ces batailles :
Vous les intéresserez ainsi aux résultats mêmes des
sciences, et vous développerez chez eux l'esprit
scientifique au moyen de l'enthousiasme pour la
conquête de la vérité ; vous leur ferez comprendre la
puissance de raisonnement qui a amené les décou-
vertes actuelles et qui en amènera d'autres. Quel
intérêt prendraient l'arithmétique et la géométrie si
on joignait un peu de leur histoire à l'exposition de
leurs principales théories, si on assistait aux efforts,
des Pythagore, des Platon, des Euclide, ou, plus tard
des Viète, des Descartes, des Pascal, des Leibnitz '.
Les grandes théories, au lieu d'être des abstrac-
tions mortes et anonymes, deviendraient des vérités
vivantes, humaines, ayant leur histoire, comme une
statue qui est de Michel-Ange, comme un tableau qui
est de Raphaël "
C'est cet esprit scientifique, qui fait aimer la
science et ne surcharge pas l'esprit de détails, qu'il
faut introduire dans les études classiques qui forment
et qui doivent continuer à faire la base des études
dans le Canada-français. Le même système, introduit
158 l'indépendance économique
dans les autres provinces, donnerait à tout le Canada
une supériorité marquée sur les autres peuples
américains.
C'est ainsi qu'on approcherait du desideratum de
Demolins, l'étude de l'homme par l'observation
méthodique et comparée, c'est-à-dire la science sociale,
guide des études nouvelles. L'élève comprendrait alors
que toutes les carrières sont honorables, il recevrait un
entraînement qui le préparerait aux hautes recherches
soientifîques aussi bien qu'aux professions dites
libérales et nous verrions diminuer, dans de notables
proportions, le nombre des déclassés.
De telles réformes sont à la portée de toutes nos
institutions d'enseignement secondaire ; et si ces lignes
venaient à tomber sous les yeux de certains de nos
excellents directeurs de collèges, ceux-ci se rendraient
sans doute mieux compte que nous de la portée de
ces brèves considération, résumé de travaux de
spécialistes auxquels nous avons osé ajouter quelques
réflexions de notre cru. Exerçant depuis de longues
années avec dévouement et abnégation la noble pro-
fession d'instituteur, ils ne manqueraient pas alors de
comprendre dans quel esprit nous les leur offrons.
Avant de quitter cette partie de notre sujet,
faisons encore une observation.
A la direction intellectuelle on devrait joindre
DU CANADA FRANÇAIS 159
l'entraînement physique. A notre avis c'est la une
partie de l'éducation qu'on néglige beaucoup trop. La
plus solide instruction est inutile si le corps est
souffrant. Comment entreprendre la lutte pour
l'existence si la santé fait défaut ? Nous voudrions
aussi voir raser les hautes murailles qui entourent
trop souvent les collèges. Que le jeune homme s'accou-
tume de bonne heure à la liberté dont il doit jouir
plus tard. Il apprendra alors à s'en servir sans en
abuser. C'est là l'essence même de cette école d'ini-
tiative dont les peuples anglo-saxons nous donnent
l'exemple. Le sentiment de la liberté et de la force
inspire une noble franchise, une audace saine et
modérée aux esprits bien préparés par de fortes
études. Ces réformes auront aussi l'avantage d'aug-
menter de beaucoup la population des universités où
de nouvelles chaires se formeront pour répondre aux
besoins nouveaux qui se manifesteront.
Cependant, nous ne pouvons trop le répéter, le >
Canada français n'aura de fortes études secondaires et
supérieures qu'en autant que la condition générale
sociale et économique du paj^s sera saine. Elle ne sera
j a mais saine sans une bonne éducation populaire.
C sstce__çnj£ — la — pafuiLiHnn anglaise du Canacla
comprend bien mieux que nous à l'heure présente.
Sans cette condition essentielle, les efforts les plus
héroïques de la part des directeurs des collèges n'em-
160 l'indépendance économique
pécheront pas le niveau des études de s'abaisser
graduellement.
On peut en étudier une preuve contemporaine,
parmi beaucoup d'autres, en Islande. Cette île
perdue dans la mer polaire fournissait autrefois des
savants à l'Europe. Elle n'en fournit plus depuis
que l'état économique de la population ne permet pas
de recruter des étudiants et de maintenir les collèges.
Ceci nous amène à dire quelques mots de la troisième
division de cette étude, l'organisation systématique de
l'enseignement de façon à lui imprimer une direction
saine, vraiment sociale et nationale.
Ici la question s'élargit considérablement. Il n'est
plus question seulement de la formation de l'élite
sociale, œuvre pour laquelle, nous l'avons vu, le
Canada français est assez convenablement outillé. Il
s'agit de l'enseignement à tous les degrés, et plus
spécialement de l'enseignp'^pnt pxjmaire qui formela
vraie base de l'éducation d'une nation inoderne.
Que faut-il faire pour rendre l'enseignement
primaire systématique, sain, social et national ?
Avant de répondre à cette question, examinons
s'il y a nécessité d'une réforme, et pourquoi nous ne
saurions nous contenter du système actuel, puisqu'il
est prouvé que le nombre des illettrés diminue assez
rapidement dans le Canada français. On pourrait
répondre tout d'abord que si la comparaison avec le
DU CANADA FRANÇAIS 161
passé est à l'avantage du présent, cette comparaison
est encore très défavorable et humiliante pour le
groupe français, si on la fait avec les autres groupes
de population au Canada.
Mettons-nous cependant à un point de vue plus
élevé ! Ecoutons encore M. Fouillée : " Plus la civili-
sation fait de progrès, plus la force appartient à tout
ce qui est organisé, systématisé, organisé hiérarchi-
quement .... La nation qui saurait introduire dans
l'enseignement l'organisa tien la plus puissante et la
plus vive aurait, par cela même, dans le domaine
intellectuel, une supériorité analogue à celle des
gouvernements et des armées fortement organisés.
Nous pouvons voir aux Etats-Unis une preuve de
la vérité de cette observation. L'enseignement n'y est
pas toujours recommandable. Généralement, on y
néglige l'idéal pour s'attacher trop à la méthode
exclusivement utilitaire. Mais il est un point sur
lequel on idéalise, et même à outrance, c'est lorsqu'il
s'agit d'inspirer aux enfants, avec l'amour de la patrie,
une haute opinion de sa grandeur. Comme conséquence,
tous les jeunes Américains sont des patriotes ardents
sinon éclairés, prêts à exalter toute idée qui semble
devoir agrandir et glorifier leur pays. C'est la contem-
plation superficielle de ces résultats qui a fait tomber
un grand esprit comme Herbert Spencer dans l'erreur,
à notre avis du moins, qui lui fait placer au premier
162 l'indépendance économique
rang l'éducation purement utilitaire. Spencer resta
toute sa vie l'ennemi des docteurs des grandes uni-
sités classiques d'Angleterre. Les universités, il est
vrai, n'avaient pas compris la doctrine de l'évolution
dont Spencer s'était fait l'apôtre, mais il nous semble
incontestable que si, avec son génie, celui-ci avait eu
l'avantage de leur entraînement intellectuel, il aurait
évité certaines erreurs où il s'est entêté. Du reste, il
fut un précurseur, un de ces esprits indépendants et
vastes qui ne tombent pas dans la règle commune, et
qui restent grands dans leurs égarements comme dans
leurs découvertes
Le peu d'enseignement primaire qu'on accorde à
l'enfance dans la province de Québec est peut-être
sain, bien qu'il soit permis d'en douter lorsqu'on
examine de près la valeur des instituteurs./^Selon
nous, l'enseignement n'est ni national, ni social, ni
systématisé, ni suffisajitrVTI ne deviendra national
social et suffisant que lorsqu'on l'aura systématisé. 1
C'est là un des points dont dépend l'avenir de la raw —
française au Canada. Il faut, si elle veut survivre et
accomplir ses destinées, qu'elle soit plus instruite que
les autres races, plus entraînée quant aux études
supérieures et secondaires, parce que son rôle en
Amérique doit être celui de la race française en
Europe. Il lui faut être mieux organisée de toutes
manières pour pouvoir maintenir, au moyen de sa vie
DU CANADA FRANÇAIS 163
sociale et économique, le niveau intellectuel qui lui
permettra d'être et de rester le peuple lumière.
Que nous le voulions ou ne le voulions pas, que
nous nous en occupions ou que nous ne nous en occu-
pions pas, nous qui avons l'avantage de l'instruction,
qui devrions aider à l'évolution, mais qui le iaiw r s
si peu, cette évolution se fera. Elle nous laissera en
arrière, et alors nous périrons. Ou bien le peuple, à
un certai n moment, aura 1 intuition de son danger, et
alors la paisible évolution se changera en une révo-
lution violante balayant tout devant elle. Ceux qui
suivent les événements savent que nous n'évoquons
pas ici des chimères et des épouvantails. Tous nous
devrions songer à nos graves responsabilités et aux
malheurs qui suivraient notre négligence à les
assumer.
Si d'autre part nous accomplissons tout notre
devoir, si de la base au sommet nous organisons
l'éducation et l'instruction du peuple sur des données
systématiques, saines, vraiment sociales et nationales
et répondant aux besoins et au génie de la race, alors
nos institutions conserveront cette solidité et cette
permanence qui garantissent l'avenir, elles vivront
non seulement extérieurement et suivant la lettre de
la loi qui meurt dès que l'opinion a cessé de la
respecter, mais dans le cœur même du peuple qui s'en
mentrera reconnaissant. Car, pour nous servir d'une
164 l'indépendance économique
pensée de Maurice Maeterlinck, il est impossible que
ceux qui ont accompli jusqu'au bout la mission qui
est par excellence la mission humaine, ne se trouvent
pas au premier rang pour en recueillir les fruits.
VIII
L'AVENIR INDUSTRIEL DU CANADA
ORIENTAL
Causes de la faiblesse économique des Canadiens-
français. — Ils pourraient s'emparer de leur
industrie nationale.. — Toutes les circonstan-
ces NATURELLES LEUR SONT FAVORABLES. — ILS NE
MANQUENT NI D'APTITUDES NI DE CAPITAL, MAIS
SEULEMENT D'INSTRUCTION ET D'HABITUDE DES
AFFAIRES. — LES NOUVEAUX VENUS TENDENT À SE
SUPERPOSER À EUX ET À LES RELÉGUER AU
SECOND PLAN.
SI l'on considère de près, comme nous avons
essayé de le faire, la population du Canada au
point de vue de ses besoins sociaux et économiques les
plus apparents, il faut reconnaître et qu'il existe chez
elle du malaise et de l'inquiétude. Elle manque
certainement de champs d'activité, son effort national
reste comprimé au sein de l'abondance d'un des pays
les plus vastes et les plus riches de la terre. Quant
166 l'indépendance économique
au Canada français, il est de toute évidence qu'il
se congestionne et s'étiole derrière une muraille de
Chine que seule la grande industrie, dirigée dans
des voies naturelles, pourra renverser. 11 faut qu'il
se délivre ; le peuple le sent et fera sans doute l'effort
voulu. La question économique deviendra par
conséquent plus que jamais une question nationale,
elle restera, pour ainsi dire, la seule question jusqu'à
ce qu'elle soit résolue.
Nous arrivons donc ici à la seconde partie de
notre travail. Ce besoin économique étant constaté,
est-il possible d'y satisfaire ? Pour beaucoup de
Canadiens, la réponse semblera facilement affirmative.
D'autres formuleront des objections que nous devons
prévoir et discuter. Et ces objections surgiront
probablement plus nombreuses parmi le groupe
français, par suite de faits en apparence contradic-
toires, qu'il est utile de rappeler et de concilier ici,
pour l'intelligence de ce qui va suivre, même au
risque de paraître nous répéter.
La population française du Canada est probable-
ment encore la plus saine et la plus vigoureuse de
l'Amérique, au point de vue physique. Par l'intelli-
gence, elle n'est certes pas inférieure à la population
de la France, ni aux autres races qui habitent le
Canada.
Si cette proposition avait besoin d'être appuyée,
DU CANADA FRANÇAIS 167
l'on pourrait citer les merveilleuses victoires consti-
tutionnelles des Canadiens- Français, et le grand
nombre d'hommes illustres qui sont sortis de leurs
rangs. Parmi ceux-ci, les hommes d'Etat tiennent
incontestablement la première place. Mais, sans
parler de beaucoup d'éminents ecclésiastiques, les
savants, les écrivains, les artistes et les soldats ne
nous manquent point, bien que ces carrières soient
chez nous bien ingrates. Si nous suivons les nôtres
à l'étranger, nous les trouverons en grand nombre
occupant, dans la vie civile, des situations impor-
tantes, et dans la vie militaire, parfois, ces postes de
suprême confiance dont dépendent l'honneur du
drapeau, l'existence des armées, la politique fonda-
mentale d'un empire. Les noms s'offrent ici en
foule sous la plume de l'écrivain comme à l'esprit du
lecteur. N'en mentionnons cepend ant aucun. Con-
tentons-nous de rappeler ces faits qui, au sens de
certaines personnes, semblent une garantie suffisante
pour l'avenir.
Présentons-leur de nouveau le revers de la
médaille.
Il nous montre, ne l'oublions pas, le groupe
français du Canada, malgré ses qualités physiques et
intellectuelles, tombé, économiquement, au dernier
rang des groupes canadiens. En cherchant la cause
de cette contradiction apparente, nous nous sommes
168 l'indépendance économique
trouvés en présence d'une agriculture ruinée par des
méthodes de culture routinières ; la ruine agricole
entraînant l'appauvrissement général, la perte effec-
tive de plus de la moi tié de la puissance numérique
du groupe et une déperdition infiniment plus consi-
dérable encore en influence sociale et en puissance
économique et financière. Il était impossible dans de
telles ci rconstances, que les hautes études ne fussent
pas en baisse et que l'enseignement primaire, dont
l'établissem ent était relativement tout récent dans la
province de Québec, ne suivit pas de très près la
décadence générale. Les choses en arrivèrent à ce
point que le groupe français dut songer à se relever,
à moins de se résigner à abdiquer. Il voulut se
relever ; heureuseme nt, il n'était pas encore trop tard.
L'industrie laitière se présenta à l'agriculteur cana-
dien-français comme premier appoint à conquérir.
Il le conquit, et aussitôt l'instruction primaire
ressentit quelque peu le contre-coup bienfaisant de ce
commencement de renaissance sociale.
Ici encore un certain nombre de personnes nous
diront que puisque nous avons commencé à guérir les
blessures de notre classe agricole, nous sommes dans
la bonne voie et que nous n'avons qu'à continuer.
Nous inspirant de la profonde sagesse du vieil
apologue romain, nous pourrions leur répondre : à
quoi servent de bons muscles lorsque le cœur et les
DU CANADA FRANÇAIS 169
poumons sont malades ? Or, si dans l'espèce l'agri-
culteur représente les muscles de l'être collectif,
l'industrie peut représenter les poumons qui nous
procureront une vie saine, vigoureuse et intense
lorsque, sortant de la plaine, nous respirerons enfin
l'air pur, libre et vivifiant des sommets.
Nous avons prouvé que si notre corps social a
perdu plus de la moitié de son effectif ce n'était pas
uniquement ni principalement par suite de la déca-
dence agricole. Cette perte, que disons-nous, la
décadence agricole elle- même est causée par l'absence
du développement industriel, par le défaut de largeur
dans les conceptions économiques. Cela dépend natu-
rellement des vices de la formation sociale ; mais la
masse des Canadiens-français ne s'en préoccupe
nullement. Ceux-ci, par habitude, tirent une certaine
vague satisfaction de la statistique qui démontre leur
augmentation numérique rapide et cela leur suffit.
Au chapitre " La population française, " nous
avons laissé entendre qu'il y aurait à ce sujet de
certaines réserves à faire. C'est ici le lieu de nous
expliquer plus clairement.
Nous croyons pouvoir affirmer que, sans le déve-
loppement industriel, l'augmentation numérique des
Canadiens-français deviendra de moins en moins
sensible. Ecoutons M. Tarde, l'un des plus grands
penseurs du monde moderne : " La tendance de la
170 l'indépendance économique
population à croître est encouragée ou endiguée,
stimulée ou paralysée par l'état économique ou social,
dû à un groupe d'inventious coordonnées .... C'est le
groupe des inventions industrielles, ou politiques
mêmes, connues à un moment donné, qui, à ce moment,
nous le savons, détermine le maximum possible de
production et de population.
Le baron Charles Mourre, appliquant ces principes
à la France, en conclut que la faible natalité et la
diminution relative de la population ont pour cause
le défaut de puissance économique. Sir Horace
Plunkett et tout une école dont il est le porte-parole,
attribuent aux mêmes causes la dépopulation de
l'Irlande. La triste situation de ce fertile pays et de
l'intelligente population qui l'habite est bien de
nature à nous faire réfléchir, car ceux qui attri-
buent la dépopulation de la France à l'irréligion ne
peuvent raisonner de même pour l'Irlande dont la
population est essentiellement religieuse et catholique.
L'argument de la persécution ne suffit pas non plus,
car depuis cinquante ans au moins l'Irlande n'est plus
persécutée et c'est précisément depuis ce temps que la
population fond à vue d'œil. Ce sont surtout des
causes économiques, provoquées par une vicieuse
formation sociale, qui dépeuplent l'Irlande. Ce sont
des causes économiques et sociales qui dépeuplent la
trance. Ce sont des causes économiques et sociales
DU CANADA FRANÇAIS 171
qui dépeuplent et qui dépeupleront la province de
Québec.
Et remarquons-le, ce dépeuplement, chez nous, se
produit non seulement par 1 émigration, mais aussi
par une diminution véritable bien qu'encore peu
accentuée dans la natalité, laquelle n'est pas très
sensiblement supérieure à celle des pays normaux de
l'Europe. Elle est plus considérable seulement que
celle de la population stationnaire des aut <js rovincea
du Canada, stationnaire, nous le répétons, par suite
de causes économiques et sociales (1) ; plus considé-
rable aussi que celle des familles fondatrices de la
Nouvelle- Angleterre qui rapidement s'éteignent. Mais
la Nouvelle-Angleterre étant dévenue un foyer d'appel
aux travailleurs, la population s'y recrute de l'exté-
rieur et en partie à nos dépens. Elle augmente donc,
tandis que l'Ontario n'augmente guère et que la
province de Québec n'augmente pas autant que par le
passé.
L'ancienne population de la Nouvelle-Angleterre,
H) Le recensement indique que 143,000 personnes habitant
d'autres provinces de la confédération sont Lées dans Ontario et
que 85,000 habitant d'autres provinces sont nées dans Québec. Si
l'on ajoute à chacun de ces chiffres celui de l'augmentation de la
population dans chaque province, 67,000 et 160,000 respectivement,
il faudra en rabattre quelque peu sur la croissance rapide dee
Canadiens-frança.s.
172 L'iNDÉPE.VDAN'CE économique
tout en accueillant l'immigration étrangère, se super-
pose à elle et conserve toute sa supériorité financière
et sociale. Elle est et restera longtemps encore la
grande force économique, partant la grande force
intellectuelle. Elle forme une aristocratie, une élite.
En sera-t-il ainsi pour les Canadiens-français
lorsque les atteindra l'immigration étrangère ? Non.
Cette immigration se superposera à eux ; elle sera
plus instruite, plus audacieuse, plus forte, et bientôt
plus rieli3. Pour la seconde fois nos compatriotes
auront été conquis et cette fois peut-être la chaîne
sera rivée à tout jamais.
Il est donc évident pour nous que si le Canada-
français veut vivre, il doit se développer par
l'industrie comme par l'agriculture. Pour que son
cœur battre avec force, il lui faut remplir d'air ses
poumons. Et ce cœur, au Canada-français du moins,
n'est-ce pas le corps législatif et gouvernant, la seule
législature française de toute l'Amérique, dont les
pulsations doivent alimenter les artères d'un sang
abondant, pur et généreux ? N'est-il pas évident que
ce cœur bat trop faiblement ? Ne devons-nous pas
craindre de le voir un jour s'arrêter, si la maladie se
prolonge ? Il faut don c au corps social malade
l'aliment vivifiant qui lui rendra la force, la santé et
l'énergie.
Lorsqu'on parle de l'établissement de la grande
DU CANADA FRANÇAIS 173
industrie parmi la population de langue française du
Canada, nos émules des autres groupes, et même un
bon nombre des nôtres, malheureusement, se montrent
sceptiques. On concède assez volontiers à nos compa-
triotes d'origine française de grandes qualités intel-
lectuelles ; on ne conteste pas leur génie artistique, ni
même leur goût pour les arts industriels. Mais on
nie qu'ils possèdent le sens pratique et la persévérance
qui s'acharnent et qui produisent à la longue la
puissance et la supériorité économiques. Ceux-ci
doivent donc prouver que ce jugement est injuste en
s'emparant de l'industrie nationale, et ils le feront
puisque leur survivance est à ce prix. C'est là que
doit tendre leur effort, c'est vers ce point que doivent
les diriger ceux qui exercent sur eux quelque
influence.
Dans un ouvrage antérieur (1), nous avons essayé
de démontrer qu'un des moyens d'atteindre ce but
serait la généralisation de l'instruction industrielle.
Il serait facile, en effet, en nous servant de notre
organisation scolaire actuelle, de préparer la jeunesse
aux carrières pratiques. Nous reviendrons là-dessus.
Mais n'oublions pas que par suite d'habitudes natio-
nales qui ont créé certains commencements d'atavisme.
Il) " L'évolution économique dan3 la province de Québec'
174 l'indépendance économique
par suite surtout de la situation particulière où nous
nous trouvons et qui rend la réussite un peu plus
difficile pour nous que pour les autres groupes,
l'instruction industrielle généralisée pourrait devenir
pour les nôtres un don de douteuse valeur. Quel
malheur si l'on se trouvait plus tard dans l'impossi-
bilité de leur ouvrir les carrières où leurs goûts
auraient été dirigés par cette instruction.
Il est vrai, sans doute, comme le dit M Carroll
D. Wright, commissaire du travail des Etats-Unis,
que " l'industrie marche toujours de pair avec la
diffusion de l'instruction ; un peuple donne d'abord
satisfaction aux besoins les plus essentiels, afin de se
procurer quelque bien-être ; mais l'instruction générale
et l'évolution de l'industrie doivent marcher la main
dans la main." C'est là un principe prouvé qu'il
faut tenir bien en vue. Mais il est également vrai
que les principes sociaux ne sont utiles que lorsqu'on
sait les adapter aux conditions diverses des peuples
et que ces conditions sont dissemblables dans les deux
pays dont il s'agit. Il est vrai surtout que l'instruc-
tion la plus parfaite ne réussira pas à implanter
l'industrie, la grande industrie plus particulièrement,
dans un pays qui ne s'y prête pas.
Examinons donc la situation du Canada et spécia-
lement celle de la région orientale sous ce rapport.
Disons encore que s'il fallait s'en tenir, pour les
DU CANADA FRANÇAIS 175
fins de la démonstration, à la comparaison de l'état
industriel actuel des Etats-Unis avec celui du
Canada, la conclusion ne serait pas encourageante.
Mais rien ne serait plus injuste et plus décevant
qu'une telle manière de procéder. C'est pourtant
celle qu'adoptent une foule de personnes. Dès 1776,
les Etats-Unis avaient obtenu la chose la plus essen-
tielle à un peuple, la liberté sociale et constitution-
nelle. Ils purent dès cette époque travailler à leur
avancement matériel ; ils ont donc sur nous dans leur
évolution une avance de plus d'un demi-siècle ; et
nous ne sommes ici guère plus formés économique-
ment que les Etats-Unis ne l'étaient avant la guerre
de sécession.
D'autres causes ont contribué à accélérer le
développement industriel des Etats-Unis et à retarder
celui du Canada. La découverte de la houille et du
fer sur leur territoire a donné aux manufacturiers
américains un avantage immense. La croissance
énorme de population, dont nous avons expliqué la
cause, leur a fourni, dès le début, un marché indigène
et a permis au système de la protection douanière de
produire son plein effet ; effet heureux tout d'abord,
mais dont on éprouve aujourd'hui les inconvénients.
Une preuve de la justesse de toutes ces considérations,
c'est qu'au Canada, malgré la commandite anglaise, la
grande industrie n'est pas beaucoup plus avancée
176 l'indépendance économique
parmi le groupe anglo-saxon que parmi le groupe
français. Les mêmes causes économiques ont produit
chez les deux groupes les mêmes effets ; la race et la
langue n'y sont pour presque rien. Laissons donc de
côté les comparaisons extérieures, presque toujours
trompeuses, et abordons franchement cette question :
Le Canada, plus particulièrement dans sa région
orientale et française, peut-il aspirer à la grande
industrie ? peut-il espérer devenir un grand exporta-
teur de produits manufacturés ?
Nous n'apprendrons rien au lecteur en lui disant
que le développement industriel d'un pays tient
surtout de la nature, du travail et du capital. Cepen-
dant, comme il est quelquefois utile de se ressouvenir
des principes, essayons de résumer brièvement ce que
nous disent les économistes sur ces trois points, en
nous laissant guider par le traité d'économie politique
de M. Paul Leroy-Beaulieu, certainement un des plus
clairs et des plus complets qui existent.
La nature dans ses rapports avec la production,
peut se diviser en trois sous-facteurs : 1. Le climat et
la constitution géographique ; 2. La constitution géo-
logique, le sol et le sous-sol ; 3. Les forces des divers
agents naturels, par exemple, la force motrice des
vents et des cours d'eau, la force expansive des gaz,
l'électricité, et toutes les applications sans cesse
renouvelées et étendues qui résultent des progrès de
DU CANADA FRANÇAIS 177
la physique, de la chimie, de la mécanique, et dea
autres sciences ayant -la nature jour objet.
La civilisation, au point de vue matériel, consiste
dans une connaissance et une utilisation croissante
des forces naturelles, et la plupart des savants sont
d'opinion que notre civilisation n en est sous ce
rapport qu'à ses débuts S'il en est ainsi dans les
pays de grande industrie, que dira-t-on des pays où.
la grande industrie existe à peine i
Etudions maintenant la région orientale du
Canada aux points de vue climatérique, géographique
et géologique.
Le climat du Canada oriental est aujourd'hui
trop bien connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler
longuement. Nous savons maintenant que. contrai-
rement à ce que pensaient nos ancêtres, la zone culti-
vable s'étend au nord jusqu'à la latitude de la baie
James, et que ces régions septentrionales aussi bien
que la vallée du Saint-Laurent, en dépit des hivers
rigoureux, comme les provinces maritimes malgré les
vents et les brumes de l'Atlantique, sont des pays
aussi sains et aussi fertiles que l'Ontario. On y
cultive toutes les céréales, tous les légumes, de très
beaux fruits ; les troupeaux s'y multiplient sans être
sujets à une foule de maladies qui les déciment dans
les pays d'un ciel plus clément.
Un climat favorable à l'agriculture doit l'être
178 l'indépendanoe économique
également aux entreprises industrielles. Bien plus,
si l'on suppose de bonnes conditions de logement et de
nourriture, le travail humain est nécessairement plus
facile et plus intense dans les pays froids que dans les
pays chauds, et la vigueur physique et morale des
individus y est plus considérable. Le climat du
Canada oriental n'est donc pas défavorable à la
grande industrie. C'est du reste un point qui n'est
pas contesté.
Passons maintenant à la situation et à la configu-
ration géographique de la région. Nous constatons
tout d'abord que c'est le point du continent américain
le plus rapproché des grands marchés de l'Europe, et
qu'il possède de nombreux et d'excellents ports
ouverts en toute saison au commerce du monde ; ces
ports sont reliés entre eux et avec les centres de
l'intérieur par de nombreuses voies ferrées. Pendant
sept mois de l'année les plus grands vaisseaux océa-
niques remontent l'estuaire du Saint-Laurent et pénè-
trent jusqu'à Montréal, à environ six cents milles à
l'intérieur des terres. Le moment n'est pas éloigné
où un système de grands canaux leur permettra
d'atteindre les extrémités des mers intérieures, où l'on
verra les chargements de blé passer sans transborde-
ment de la tête du lac Supérieur jusqu'en Europe.
Nous pouvons aussi dès maintenant prévoir l'époque
où les ports du Saint-Laurent deviendront ajcessibles
DU CANADA FRANÇAIS 179
en hiver, comme le sont aujourd'hui plusieurs ports
russes, d'un climat plus rigoureux.
Remarquez combien la région orientale du
Canada contrôle le mouvement commercial du pays
tout entier ; réfléchissez à l'importance de ce contrôlé,
destiné, par la force des choses, à s'accentuer et même
à s'étendre graduellement sur toute la partie septen-
trionale du continent. Pénétrez-vous bien de cette
vérité que plus un pays offre d'avantages, plus le
peuple qui l'habite doit être fort et industrieux pour
s'y maintenir, et vous aurez quelque idée de l'impor-
tance qu'il y a pour le groupe français du Canada
d'être, économiquement et socialement, non pas seule-
ment l'égal de ses voisins, mais supérieur à eux. Il
ne peut espérer en arriver là qu'au prix des efforts
les plus grands et les plus persévérants. Mais ici
l'importance de l'enjeu impose la persistance de l'effort.
Voilà ce qu'est le Canada oriental aux points de vue
de la situation géographique.
Examinons maintenant ce pays aux points de vue
topographique et géologique; explorons le sol et le
sous-sol. Peu de pays au monde, nous le savons,
sont plus riches en minéraux d'une valeur commer-
ciale. Si nous voulions entrer dans les détails, nous
n'aurions qu'à transcrire certaines pages des archives
de la commission géologique du Canada, des compte-
rendus officiels des ingénieurs de mines des provinces,
180 l'indépendance ÉCONOMIQUE
sans parler des ouvrages spéciaux. Les renseigne-
ments ne manquent pas. On les trouve dans une
foule de livres dont un bon nombre, sont ouverts
devant nous ; tous peuvent y avoir accès. Mais nous
voulons rester à dessein dans les généralités ; elles
sont plus utiles à notre démonstration, puisqu'elles
permettent un coup d'œil d'ensemble. Nous devons
donc renvoyer le lecteur désireux d'approfondir ce
sujet aux ouvrages statistiques et techniques.
La houille et le fer de la Nouvelle-Ecosse, du
Nouveau-Brunswick et du Cap-Breton sont déjà en
exploitation. Elles soutiennent assez bien la compa-
r ^>ii. proportion gardée, avec les industries du même
genre plus anciennes, plus riches et plus considérables
qui existent dans plusieurs pays. Les autres richesses
minières de la région sont peu exploitées ; elles le
seront bientôt davantage. Mais tout cela, bien que
très important, n'est que l'affirmation d'une concur-
rence possible dans l'avenir, avec les industries du
même genre établies ailleurs.
Ce qu'il importe surtout de constater c'est qu'une
ère nouvelle luira bientôt sur les bords du Saint-
Laurent. C est là que l'industrialisme électrique, si
no'is pouvons nous exprimer ainsi, s'implantera et
s'épanouira, car nul pays au monde n'offre sous ce
rapport d'aussi grands avantages.
Qu'on songe que ce fleuve immense, bientôt
DU CANADA FRANÇAIS 181
navigable pour les navires océaniques jusqu'à sa
source même, est bordé au nord et au sud par de
longues chaînes de montagnes partout facilement
accessibles et pourtant suffisamment élevées pour
donner naissance à de grandes rivières et à d'innom-
brables cours d'eau nourris par les neiges, régularisés
par les vastes forêts à travers desquelles ils coulent.
Ces fleuves, ces rivières se répandent sur les deux
versants des monts en cataractes, chutes et cascades
d'une force en chevaux vapeur pratiquement illimitée.
Autour de ces génératrices inépuisables de puissance
électrique on trouve la matière première d'industries
très multiples. La forêt en fournit la plus grande
partie, mais la métallurgie électrique, dont l'inventeur
est un homme de race française, trouvera dans les
sables mêmes des rivages laurentiens, le minerai de
fer qui permettra de ressusciter sur les bords du
Saint-Laurent et sous une forme nouvelle, l'industrie
autrefois si prospère de la construction des navires.
Que le lecteur en soit bien convaincu, la descrip-
tion que nous faisons ici des avantages industriels de
cette région n'est pas chargée. Bien au contraire,
nous restons en deçà de la vérité. Nous pouvons
répéter, sans crainte d'être contredit par les hommes
de science et les spécialistes, que peu de régions
au monde offrent d'aussi grands avantages industriels.
182 l'indépendance économique
Nous voilà donc en présence de l'atelier largement
ouvert. Et quel atelier !
Jetons maintenant un regard sur les travailleurs,
sur ceux du moins qui seraient les travailleurs si nous
ne persistions pas à leur lier les bras et à leur infliger
le supplice de l'inactivité et de la faim au sein du
mouvement et de l'abondance.
Dans la production, ainsi que nous l'avons vu, le
travail humain est le second facteur. C'est lui qui
manie et qui guide, c'est son effort qui arrache à la
nature ses richesses. Nous l'avons constaté précé-
demment, ces travailleurs sont en grand nombre dans
le Canada français. Ils comprennent plus de la
moitié de la force numérique du groupe, et la plupart,
faute de travail dans leur pays, sont contraints de
s'exiler. A côté d'eux se trouvent leurs compatriotes
d'autres origines, moins nombreux dans cette section
du pays, mais qui accourront en foule dès qu'ils
verront de loin se dresser les usines. Il ne manque
donc pas de travailleurs Mais de quelle qualité
sont-ils ?
Dans la nouvelle ère industrielle, l'ouvrier ne sera
plus le manœuvre grossier et malheureux qu'on a
tant plaint dans l'ancienne. De même que, dans les
armées modernes, le soldat n'est plus un automate
aveugle se mouvant sans savoir pourquoi, mais
une entité intelligente dans un concours immense
DU CANADA FRANÇAIS 183
de volontés mues par un même ressort, de même
aussi l'ouvrier de demain ne sera plus un simple
rouage. Il devra, lui aussi, être une intelligence.
A cette question de la qualité des travailleurs, la
réponse est donc encore toute prête.
Nous avons vu, dans une étude précédente,
combien les Canadiens-français ont d'aptitude et
de goût pour les arts industriels. On ne saurait
douter qu'ils deviennent, convenablement instruits et
préparés, d excellents ouvriers industriels. Bien plus,
beaucoup d'entre eux se révéleront artistes dans ce
milieu favorable. Nous avons prouvé en effet com-
bien ces ouvriers de race et de mentalité françaises
ont une tendance à faire en beauté les moindres
choses. Or, les produits les plus beaux sont toujours
les plus recherchés ; ils se vendent mieux que les
autres, bien que le prix de revient n'en soit guère
plus élevé, dans bien des cas. Ce sentiment artistique
qui anime notre population ne s'émoussera pas dans
l'atmosphère déprimante des grandes villes.
Par leur nature même, les industries forestières
devront s'exercer au sein des montagnes et des forêts.
L'ouvrier sera incessamment en contact avec la
grande nature. C'est là que prit toujours naissance
l'art vrai, cet art qui est une prière inspirée par
la contemplation des œuvres de Dieu. L'art pur,
cette aspiration sublime qui rapproche l'homme du
184 l'indépendance économique
ciel, sera toujours infiniment au-dessus des combinai-
sons commerciales et industrielles des hommes. L'art
industriel en sera toujours séparé par un abîme, c'est
tout au plus s'il peut espérer en saisir quelque pâle
reflet. Mais pour les masses ce reflet est si précieux
que dans tous les pays, nous dit Ruskin, la grande
fabrication s'occupe spécialement, vigoureusement et
de plus en plus du côté artistique, afin d'orner la
chaumière aussi bien que le palais.
On comprend qu'une telle population ne peut
manquer de fournir un grand nombre d'ouvriers
habiles, des contre-maîtres compétents, et, en nombre
suffisant, des directeurs d'usines, des ingénieurs et des
savants. Bien plus, cette population ouvrière fran-
çaise, au contact de ses camarades d'autres origines,
acquerra graduellement des qualités nouvelles sans
perdre celles qui lui sont particulières. Ce sera entre
ces groupes ouvriers un échange de génie national,
résultat de l'émulation amicale qui régnera chez eux.
Et alors ne pouvons-nous pas espérer un jour voir
surgir ici, comme autrefois en Flandre, toute une
pléiade d'artistes, qui, à notre richesse industrielle,
ajouteront la gloire de leur immortel génie ?
Caressons ces beaux rêves, ne craignons pas de
laisser germer en nous ces ambitions et ces désirs,
mais ne nous contentons pas de rêver, agissons
énergïquement, car c'est le seul moyen d'en faire des
DU CANADA FRANÇAIS 185
réalités. En attendant, ici encore, une conclusion
s'impose, c'est que si la grande industrie ne s'implante
pas au Canada, ce ne sera pas sans faute d'ouvriers
nombreux et intelligents. (1).
Qu'en est-il du troisième agent de la production
industrielle, le capital ? Est-il vrai que le Canada, et
particulièrement le Canada français manque de cet
agent essentiel ? Il est évident tout d'abord, que le
(1) Des spécialistes belges nous ont fait remarquer, au sujet de la
main-d'œuvre au Canada, que les salaires élevés qui se paient dans
notre paj^s sont un sérieux obstacle à l'établissement de la grande
industrie, surtout de celle de la métallurgie. On a prétendu même
que c'est le prix de la main-d'œuvre qui oblige le gouverne-
ment des Etats-Unis à maintenir un tarif si élevé. Tout en recon-
naissant i'importance et peut-être le bien fondé de cette observation,
nous croyons que la difficulté qu'on signale n'est que temporaire.
Sans aborder ici la question ouvrière, ce qui nous entraînerait trop
loin, nous dirons seulement qu'il est possible que la métallurgie
électrique, en diminuant les dépenses de production dans les paye
où l'énergie électrique peut être employée, fasse bientôt tomber cet
obstacle. C'est la question de l'influence de la science sur les prix.
Pour ce qui est des industries forestières, l'objection fondée sur le
chiffre des salaires ne nous paraît pas sérieuse, d'abord parce que
ces industries auraient pour leurs produits un véritable monopole
sur les marchés du monde, ce qui permettrait jusqu'à un certain
point à nos industriels de fixer les prix, et ensuite à cause de
l'organisation spéciale qu'il nous semble possible de leur donner.
Dans tous les pays, la tendance des salaires est à la hausse et l'on
peut prévoir l'époque où ils ne seront guère plus bas en Europe
. qu'en Amérique. Du reste, la hausse actuelle en Amérique est
quelque peu factice.
186 l'indépendance économique
groupe français ne manque pas entièrement de capital
Il possède un capital agricole important et un
certain capital industriel. L'épargne même ne lui
fait pas complètement défaut. Si les rapports des
banques ne nous en fournissaient pas la preuve, nous
la trouverions dans cette multitude d'entreprises
d'une nature fort peu recommandable que les tribu-
naux ont récemment dénoncé, à Montréal, et où
sont allées s'engouffrer des économies considérables :
nouvelle preuve des conséquences déplorables dos
mauvaises formations économiques et de l'ignorance
populaire. \-Le_ capital national, fruit de l'épargne,
existe doncTAll s'accumulera rapidement si on lui
fournit l'outillage nécessaire. 1T Les syndicats coopé-
ratifs de crédit sont un des grands moyens de
recueillir l'épargne. La caisse populaire de Lévis,
dont M. Alphonse Desjardins est le fondateur, fut
ouverte il y a cinq ans avec un capital de moins de
$1000. Aujourd'hui son capital est de $40,000 et
son mouvement d'affaires de $140,000. Mais ce n'est
pas précisément de l'épargne lente, bien que celle-
ci soit incontestablement la meilleure et la plus
sure lorsqu'on peut s'en contenter, qu'il est ques-
tion ici. Voici comment la question se pose :
Le Canada_français_^Qssède-t-iL,un Jîapjtal qui lui
pej36eit&_de— -se — liia^r___systémaiiqiiejnent et jsans^
retard à la grande industrie ? A la lumière de la
DU CANADA FRANÇAIS 187
science économique moderne et avec la connaissance
que nous avons de la richesse et des avantages
naturels du pays, il est difficile de croire qu'on puisse
répondre autrement que par une affirmation énergique.
Pourtant on dit habituellement tout le contraire. La
grande majorité des intéressés sera bien étonnée que
nous répondions oui. A-t.-on assez- répéta que le
CaJaaxla^-4r^Hle*is-ananIpLe_ décapitai [ ! Cette plainte
est devenue un cliché commode pour excuser toutes
les défaillances sociales, toutes les intériorités écono-
miques. Eh ! bien, cette plainte est fausse et nous
allons essayer de le prouver.
Qu'est-ce qu'un capital ?
Ecartons les expressions trop spéciales et les
raisonnements trop compliqués qui ne sont pas
toujours les plus profonds. Les capitaux, dit M. Paul
Leroy-Beaulieu, sont des produits intermédiaires qui
servent à acquérir plus facilement des produits
définitifs. Cette définition, prise seule, ne nous dit
pas grand chose. Elle a besoin d'explications, ce qui
prouve qu'elle n'est ni complète ni définitive. Décom-
posons le terme : capital. On distingue plusieurs
genres de capitaux. Ij_ y acTabord le__capital au
point de vue_privé p<-, Ip* papita,l__g,n point de vue
national. Une hypothèque est un capital pour son
détenteur ; ce n'en est pas un pour une nation, car la
richesse générale n'en est pas augmentée. Le capital
188 l'indépendance économique
d'une nation est l'ensemble des richesses qu'elles
possède et qui peuvent servir à fournir dus produits
définitifs ; c'est la sommi iï> s.»-* richassïM exploita-
(1) Le concept de la vraie nature du capital national d'un peuple
est depuis longtemps assez clairement tracée dans l'esprit de
l'auteur. Mais les économistes qu'il consultait ne lui fournissaient
point une définition claire et complète, à l'appui pour son opinion.
Ce qui précède était écrit et il désespérait de trouv r ce qu'il cher-
chait, lorsque le hasard est venu placer entre ses mains le livre de
Cari Rodbertus-Jagetzow, " Le Capital." Cet ouvrage a été traduit
en français en 1904. Rodhertus est certainement un des économistes
les plus étonnants du siècle. Grand seigneur philosophe, il n'a
rien fait pour répandre ses écrits, et cependant ils se répandent de
plus en plus en Europe et font aujourd'hui autorité. Or, cet
auteur confirme notre manière de voir. " Il n'est pas vrai, dit-
il que le capital consiste dans une " provision, " dans une certaine
" quantité " d'objets. . . . Les économistes ont répété les uns après
les autres depuis Adam Smith et ont affirmé comme une vérité uni-
verselle et absolue que " le capital ne se forme que par l'épargne
et par l'accumulation. Dans l'état d'isolement économique (et
dans tous les états économiques, ainsi que l'auteur l'explique dans
le cours de son ouvrage) cela est certainement inexact. Il faut
comprendre sous le nom de capital social l'ensemble des
MATIÈRES ET DES INSTRUMENTS (p. 212.)
Nous pouvons donc affirmer en nous appuyant sur l'autorité de
Rodbertus aussi bien que sur nos propres raisonnements, que le
capital réel d'un peuple n'est pas le produit de l'épargne seul. Il
comprend aussi l'ensemble des richesses naturelles que ce peuple
possède et qu'il peut exploiter par le travail. Mais entre ces
richesses naturelles et le travail qui doit les rendre productives, il
faut qu'il intervienne un " trva i 1 préparatoire ou médiat, " ainsi
DU CANADA FRANÇAIS 189
Il semble que nous commençons déjà à y voir un
peu plus clair, mais n'anticipons pas. Les formes de
ce capital national ainsi défini sont variées. Négligeons
la plupart des distinctions que t'ont les économistes
pour n'en citer que trois.
lo. Les approvisionnements et les matières
premières ;
2o. Les outils ou instruments et les installations ;
3o. Les capitaux fixes et les capitaux circulants.
Les approvisionnements, au sens économique, sont
les ressources qui font vivre le producteur pendant la
durée de la fabrication ; les matières premières sont
les choses qu'il transforme par son travail et par le
travail de ses ouvriers.
Les outils, les instruments et les machines sont
des expressions que tout le monde comprend. La
question des installations est un peu plus compliquée.
On entend pas là non seulement l'usine et ce qu'elle
contient, mais aussi tout ce qui peut servir de
force motrice nécessaire à la fabrication. Celui qui
appelé parcequ'il n'a pas pour objet immédiat la production qu'il
importe à l'homme d'obtenir, mais de préparer les voies à cette-
production. Le producteur semble prendre un moyen détourné
mais qui mène plus vite au but. Or c'est précisément l'absence de
l'expérience industrielle et du travail médiat, qui entrave le déve-
loppement économique du Canada français, C'est donc de cela qu'il
faut nous occoper. C'est ce que nous nous proposons de faire.
190 l'indépendance économique
possède une houillière ou une tourbière en rapport,
possède une installation, au sens de l'économiste.
Celui qui possède une chute d'eau génératrice
d électricité possède une installation.
Le capital fixe est celui qui ne s'use pas par
l'emploi qu'on en fait, par exemple, un marteau-
pilon ; le capital circulant est celui qu'il faut cons-
tamment remplacer, par exemple, les couleurs dont
un industriel se servirait pour imprimer du papier-
tapisserie.
Donc, si un industriel possède une installation et
des instruments, la matière première et des approvi-
sionnements, il est muni d'un capital industriel et il
peut fabriquer. Il en est de même, naturellement,
s'il possède une somme d'argent suffisante pour
acquérir toutes ces choses. A la condition toutefois
qu'il soit secondé par des ouvriers suffisamment intel-
ligents et habiles, et qu'il soit lui-même un véritable
entrepreneur d'industrie, savant et expérimenté, car
le talent est un capital, la science aussi.
Qui possède la région orientale du Canada en
installations, c'est-à-dire en générateurs du pouvoir
nécessaire aux exploitations industrielles ? Dans la
province de Québec, les forces hydrauliques les plus
belles et les plus accessibles du monde ; dans les
provinces maritimes, de la houille en quantité suffi-
sante ; partout des tourbières inépuisables. Que trou-
DU CANADA FRANÇAIS 191
vons-nous sur son sol en fait de matière première ?
La forêt et la mine, le boisd'œuvre et le fer en quan-
tités presque infinies, sans parler du reste. Nous
évitons à dessein dans ce travail les longues énumé-
rations. La population possède-t-elle le talent et la
science industrielle ? Elle possède le talent, ainsi que
nous l'avons constaté précédemment ; nulle population
au monde n'indique plus d'aptitude pour l'industrie.
Elle est ignorante, mais très facile à instruire. Cette
population, surtout dans le groupe français, fournit-elle
des entrepreneurs industriels, toujours au sens écono-
mique ? Oui, en assez grand nombre. Malgré l'absence
de la grande industrie dans le Canada français, on y
rencontre cependant des industriels isolés et même
des groupes d'industriels importants qui ont remporté
de brillants succès. Citons les fabricants de chaus-
sures de Québec, presque sans exception des Cana-
diens-français.
Donc, le groupe français du_ Canada habite un
pays exceptionnellement' favorable à l'établissement
de la grande im3ustrj£. Il a pouf lui le climat et la
situation géographique, l'abonda nce du pouvoir géné-
rateur et de la matière première, le nombre et le
talent chez les travailleurs. Que lui mangue-t-il
donc ?
L'instruction industrielle qu'il est fa cile de lui
donner^et les ressources imjnéd^aiejii£ni-jlijspûnible!-
192 l'indépendance économique
que produit le travail médiat pour mettre en valeur
son immense capital industriel. Est-on bien sûr
encore que ces ressources lui manquent ? Quant à
nous, nous ne le croyons pas et nous prétendons
établir au cours de ce travail que ce qui lui fait défaut
ce ne sont pas des ressources immédiatement dispo-
nibles. Ce serait même, croyons-nous, presque une
absurdité que de le prétendre. Il peut trouver ces
ressources à l'extérieur ; il peut même, ce qui vaut
mieux, les trouver chez lui, ainsi que nous le démon-
trerons. Mais il lui manque autre chose, une
organisation, une politique industrielle. C'est là le
point capital que nous allons essayer de développer.
IX
NECESSITE D'UNE POLITIQUE
INDUSTRIELLE
Le moment est venu de nous emparer de notre
industrie nationale. — nous devons le faire
en nous attachant surtout aux industries
forestières. — possibilité de leur donner un
grand développement et meme une importance
mondiale. — Instruction industrielle popu-
laire ET PROTECTION DES FORETS.
NOUS avons essayé de démontrer que le peuple
du Canada oriental, possesseur d'un vaste
domaine industriel, ne peut normalement manquer de
capitaux pour l'exploiter. Et si nous parlons ici du
peuple en tant qu'être collectif, c'est à dessein, car la
presque totalité de ce domaine, surtout dans la
province de Québec, appartient encore au public, qui
l'administre par l'intermédiaire de son gouvernement.
Il est impossible d'imaginer une situation plus
favorable à l'organisation d'un grand mouvement
194 l'indépendance économique
industriel, suivant une m éthode scientifique et éclairée.
Les économistes, et particulièrement M. Paul Leroy -
Beaulieu, nous disent que le peuple qui profiterait de
ces circonstances, qui ne se présentent jamais qu'une
fois en sa vie, " pourrait éviter aux générations à
venir toutes les difficultés financières et toutes les
difficultés écon omiques contre lesquelles luttent les
peuples contemporains." (1)
Le moment de tenter ce grand effort, qui nous
donnera la possession et la jouissance de notre industrie
nationale, est maintenant arrivé pour nous. Si nous
le laissons passer il ne reviendra plus. Il est donc
urgent pour tous les groupes de population du Canada
oriental d'agir sans retard. Pour le groupe français,
la question est vitale. Pour lui, une action prompte
et efficace e_sX.saiiii_aiicu.ne_ exagération, une question
de vie ou de mort.
Or, nous l'avons vu, dans les conditions actuelles,
cette population se gâte chaque jour davantage dans
une inaction forcée ; non seulement cette partie qui
devrait être industrielle, mais aussi la population
rurale. La contagion se répand. Comment pourrait-
il en être autrement ? Avons-nous jamais réfléchi à
l'infériorité vraiment effrayante où se trouve placé le
(1) Traité des finances, tome 1, p. 66.
DU CANADA FRANÇAIS 195
groupe français par suite de l'absence du développe-
ment industriel ! Cela dépasse de beaucoup les
conséquences de l'infériorité agricole que nous avons
constatée précédemment.
M. Edmond Théry, directeur de L'économiste
européen, fait observer que la puissance de travail
annuel, en France, en supposant qu'il y ait 280 jours
de travail par année, et en prenant pour base l'année
1898, se décompose comme suit :
Travail patronal . . 1,611 mill ions de journées
Travail ouvrier. . . 2,692 millions de journées
Travail animal 4,552 millions de journées
Travail vapeur 39,960 millions de journées
Total 48,715 millions de journées
Par conséquent, en 1898, le travail de 38,000,000
de Français, en tenant compte des machines, équiva-
lait au travail d'une population d'environ 175,000,000
qui ne se servirait pas de machines mues par la
vapeur ou autres agents mécaniques. En 1907, ces
chiffres seraient beaucoup plus élevés, car le nombre
et la puissance des machines augmente sans cesse.
En appliquant le même calcul à la population
actuelle des Etats-Unis, on trouve que 76,000,000
d'Américains pourvus de machines travaillent autant
que 282,000,000 de personnes qui n'en auraient point,
196 l'indépendance économique
D'après le même calcul, le groupe français du Canada,
à peu près dépourvu de grands agents mécaniques, ne
représente aujourd'hui que le travail de 1,600,000
hommes. L'établissement de la grande industrie,
augmenterait de quatre et demi la puissance de
travail, non seulement de 1 a population actuelle, mais
aussi celle que nous avons perdue et qui nous
reviendrait rapidement. Le travail qu'accomplirait
alors cette population équivaudrait à celui de 12,000,-
000 de Canadiens-français travaillant dans les
conditions actuelles. (1)
Ces calculs sont bien propres à faire comprendre
l'importance du développement industriel et l'infério-
rité qui résulte de son absence. Insistons pourtant
sur ce point que si la plupart de nos moteurs
naturels étaient utilisés comme ils devraient l'être,
l'avantage nous apparaîtrait beaucoup plus considé-
rable encore. Il est très probable que dans de teiies
conditions, la province de Québec contiendrait dans
dix ans d'ici, dix millions d'hommes ayant la
capacité productrice d'une population de 100,000,000
qui ne se serviraient pas de machines mues par la
vapeur ou par l'électricité.
(1) Nous avons sans doute des machines dans la province de
Québec, mais celles qui appartiennent à la population françaises
sont peu importantes.
DU CANADA FRANÇAIS 197
Les avantages d'nn système régulier de dévelop-
pement industriel ne se borneraient pas là. Sans lui
on pourra élaborer et promulguer de bonnes lois pour
la protection des forêts, maison ne parviendra jamais
à les mettre eu vigueur, car le peuple, ne comprenant
pas leur importance et ne voyant en elles que des
tracasseries inutiles, les violera.
Avec le développement industriel, les entraves
qu'une suite de circonstances malheureuses, encore
plus que l'apathie des gouvernements, met à la
colonisation, tomberaient d'elles-mêmes. Nous aurons
occasion de revenir plus tard sur cette partie de la
démonstration. Enfin, exploiter les ressources de
son pays, c'est le seul moyen de le conserver. C'est
pour ne l'avoir pas fait que les Boers ont perdu leur
indépendance, que la Chine, le Maroc et tant d'autres
pays sont en danger d'être conquis et morcelés.
Le vieux dicton tient toujours : une vigilance
éternelle est le prix de la liberté.
Revenons maintenant plus directement à la ques-
tion qui nous occupe. Comment pourrait-on se
procurer sans retard les ressources immédiatement
nécessaires pour mettre en valeur l'immense domaine
industriel du Canada ? Pour répondre à cette ques-
tion il faut tout d'abord nous rappeler ce que nous
disions au chapitre précédent et creuser un peu plus
avant cette question du capital.
198 l'indépendance économique
Les doctrinaires économiques affirmaient autrefois
que le capital industriel d'un peuple ne se forme que
lentement, et par le moyen de l'épargne. Sans doute,
il est vrai en principe que la richesse publique d'un
pays dépend du travail de ses habitants. Cette
richesse accumulée et appliquée à des tins industrielles
peut à la rigueur s'appeler épargne, mais il est faux
de dire que cette épargne soit toujours une richesse
lentement accumulée. Les métaux précieux font
partie de la richesse publique. Dira-t-on que celui
qui découvre une mine d'or et qui en extrait un
million en quelques mois ne possède pas un capital ?
Peut-on dire que ce capital soit le fruit de l'épargne?
La vérité, c'est que le concept de ce qui constitue un.
capital doit varier à l'infini, suivant les conditions
infiniment variées où peuvent se trouver les peuples
et les individus ; et qu'il faut accepter les principes
de la science économique comme on accepte ceux
de toutes les sciences, en les adaptant toujours aux
conditions particulières où l'on se trouve et en les
modifiant à mesure que l'observation nous les fait
mieux connaître.
En proclamant les avantages de l'épargne les écono-
mistes classiques ont certainement raison. Sans elle,
un peuple ne jouira jamais du bien-être durable et de
la vraie prospérité. L'épargne c'est une des formes de
la sagesse. Le gaspillage est un vice et le vice porte
DU CANADA FRANÇAIS 199
toujours sa punition avec lui. Il e*t encore vrai,
mais en partie seulement, que le capital industriel de
l'Europe s'est constitué lentement et par le moyen de
l'épargne. Dans le vieux monde, la progression a été
graduelle et l'épargne longuement accumulée a suffi
en partie à la capitalisation.
Aux Etats-Unis tout s'est passé autrement. Il
était impossible de créer lentement le capital indus-
trielle. Même le surplus du capital européen qui
venait chercher des placements en Amérique ne
comblait pas la lacune. On eut donc recours au
système corporatif, à la concentration ; de là l'immense
développement des syndicats, puis des trusts.
Ces grandes organisations industrielles, qu'il ne
faut pas confondre avec les combines et les corners,
dont notre public comprend suffisamment le sens,
sont fort intéressantes à étudier, et, pour les fins de
notre travail, il esc nécessaire d'en dire quelques mots.
Un ancien gouverneur du Massachusetts, Roswell P.
Fiower, leur consacrait un article important dans le
Gunters' Magazine d'octobre 1897.
" L'universalité de ce mouvement, dit-il, établit
qu'il est d'ordre naturel ; la tendance en est, je crois,
de saine économie. On y trouve en somme le prin-
cipe de la survivance du plus apte. Le capital
n'a qu'une fonction: aider à la production. L'existence
même d'un capital placé dans une industriequelconque
200 l'indépendance économique
dépend de sa capacité le produire la richesse à aussi
bon marché que ses concurrents. A l'encontre des
autres formes de la richesse, le capital une fois placé
n'est recouvrable que sous forme de profits. S'il ne
produit pas, il est perdu ; son existence dépend donc
de son emploi profitable, c'est-à-dire de son efficacité
relative par rapport à d'autres capitaux mis concur-
remment au service du corps social. " Cet auteur
croit fermement à l'efficacité du capital ainsi concentré
par les industries réunies en syndicats, c'est-à-dire à
l'efficacité de la concentration industrielle. Il cite à
l'appui de son opinion certains chiffres intéres-
sants. Les étoffes du coton se vendaient, en 1830, 17c
la verge; aujourd'hui on peut en acheter de meilleures
pour 4c. et 5c. Le prix des objets de fer ou d'acier
a baissé successivement de 30, 60 et 80 pour cent et
la qualité est supérieure. Enfin, la concentration du
capital, depuis 1860, a augmenté le bien-être public
de 24 pour cent pendant chaque décade.
La concentration industrielle est donc une phase
dans l'évolution économique des peuples, c'est le
dernier phénomène que les économistes ont enregistré
et le résultat général prouve qu'elle indique en somme
un progrès. C'est une application nouvelle des prin-
cipes de l'organisation et de la division du travail,
dont nous admirons partout les merveilleux résultats.
Mais le principe de la concentration industrielle
DU CANADA FRANÇAIS 201
adopté, — il 1 est aujourd'hui par tous les grands éco-
nomistes et il est reconnu, en fait sinon en droit, par
tous les gouvernements, — il faut s'entendre sur la
manière de l'appliquer.
Dans sa forme bienfaisante elle n'est pas le trust
américain. Celui-ci, en général, est un monopole
industriel abusif et dangereux qui a surgi sous la
pression de la nécessité ; il opère souvent par fraude,
plus souvent encore par intimidation. C'est la
première phase d'une révolution violente, d'où il peut
sortir un principe vrai, mais informe et difficile à
dégager.
Les coalitions de capitaux existent également
dans les pays d'Europe, mais là action leur est plus
douce, plus sage et plus bienfaisante. Le cartell et
le syndicat ne sont point des instruments de domina-
tion, mais des ligues de producteurs travaillant dans
leur intérêt commun à tous, ou aucun des membres
ne perd son individualité, où chaque allié conserve
une grande part de sa liberté d'action. On trouve
dans toutes ces organisations des caractères communs,
mais très distinctement modifiés par le génie national
et l'organisation politique de chaque peuple. (1) La
(1) Grâce à l'initiative récente des Allemands, l'industrie métal-
lurgique européenne ne forme plus qu'un vaste cartell ; les établis-
sements métallurgiques de chaque pays s'engageant à limiter leur
production afin d'éviter la surproduction.
202 l'indépendance^ économique
concentration industrielle est donc au fond et elle
tendra de plus en plus à devenir en fait, une forte
organisation appliquée au travail industriel, de façon
à lui faire produire les meilleurs résultats avec la
moindre dépense de forces. Elle peut prendre une
infinité de formes, mais la plus parfaite et la défini-
tive sera sans doute une impulsion et une direction
régulières et calculées, imprimées au développement
de tout une région, ou même de tout un Etat lorsque
les circonstances le permettront. Cette méthode
paraît surtout convenir aux pays neufs ou le législa-
teur avisé attire à 1 ui l'industriel et où tous les deux
conviennent ensemble des conditions du travail.
Ces nouvelles manifestations économiques sont de
l'essence même de l'évolution moderne, cela est de
toute évidence. Non seulement ont-elles augmenté
rapidement la richesse industrielle des pays où elles
fleurissent, mais par la nature même de leur organi-
sation, les industries soumises à ces lois cherchent à
étendre au loin le champ de leurs opérations. Elles
ont en effet, pour résultats la production scientifique
et la surproduction.
Que les trusts américains qui sont, nous l'avons vu,
l'ébauche lamoins recommandablede cette idée, tendent
à envahir le Canada et qu'ils ont même déjà commencé,
cela est constant. Or, cette invasion peut constituer un
grave danger pour la nationalité canadienne. Notre
DU CANADA FRANÇAIS 203
domaine industriel est tellement riche et avantageux
à exploiter, que le livrer sans condition à des étrangers,
ce serait leur livrer notre pays.
Il faut donc que nous opposions à la nouvelle
méthode industrielle qui nous arrive sous la forme du
trust, une méthode mieux conçue, moins dangereuse
et qui nous fournira en aussi grande abondance ce
capital médiat dont nous avons besoin. Si nous pou-
vons faire cela, le trust se trouvera désarmé.
Les princes industriels de l'Amérique raisonnent
à peu prés comme suit : Le monde est une mine qu'ex-
ploite l'industrie. Nous avons trouvé une manière
d'exploiter cette mine plus avantageusement que nos
prédécesseurs, et tout en faisant nos affaires, nous
trouvons moyen d'augmenter le bien-être général
partout ou nous nous implantons. Faites-nous donc
place, nous sommes des civilisateurs. Nous devons
pouvoir leur répondre dans un langage non moins
fier : Il est très vrai que vous êtes de grands indus-
triels et dans un sens des civilisateurs. Mais nous non
plus nous n'avons pas complètement ignoré le progrès.
Vous avez eu, dès vos débuts, une nombreuse popula-
tion indigène à desservir, vous avez pu vous protéger
en dedaus au moyen de tarifs douaniers prohibitifs
qui vous ont permis, sans trop de sacrifices, d'édifier
un vaste commerce étranger. L'industrie canadienne
a dû faire face à des conditions bien différentes. Elle
204 l'indépendance économique
ne possède pas de marché domestique ou elle puisse
se refaire des pertes que pourraient lui causer ses
ventes à sacrifice sur les marchés étrangers. Elle
doit, pendant de longues années encore, fabriquer
presque exclusivement pour l'exportation. Elle a
donc dû faire une application plus parfaite que vous
du principe de l'organisation industrielle. Vous verrez
ici une pensée supérieure dirigeant l'action du capital
sans lui commander ni le contraindre, dirigeant aussi
l'exploitation sans lui imposer d'entraves ; une pensée
qui s'occupe spécialement de la question des débouchés
et de l'écoulement des produits manufacturés. Nous
avons entin, ce que vous n'avez pas, un? politique
industrielle, c'est-à-dire une organisatian complète
des ressources de la nation, de façon à lui permettre
de faire face aux nouveaux problèmes qui se présen-
tent. Nous reconnaissons que la science est nécessaire
à l'industrie et nous l'y appliquons ; mais nous savons
aussi que notre politique serait sans valeur si elle ne
s'occupait pas également du côté social de l'industria-
lisme, et surtout de la permanance des ressources qui
l'alimentent.
En vous observant, nous avons compris ce qu'est
la tyrannie industrielle. Vous avez déclaré la guerre
aux entreprises petites et moyennes qui tombent les
unes après les autres sous vos coups. Voire concen-
tration tend à former un peuple d'ilotes sous le joug
DU CANADA FRANÇAIS 205
de quelques capitaines d'industrie dont la richesse est
incalculable. Entre ces maîtres et ces esclaves, il n'y
aura bientôt plus aucune place pour les classes
moyennes. Vous vous acheminez rapidement vers le
cataclysme qui prédit le socialiste allemand Karl
Marx, car si vous avez su produire la richesse, vous
n'avez pas su la repartir, ni voulu respecter les droits
des citoyens. C'est en vain que les hommes publics
de votre pays, prévoyant les résultats funestes d'un
état de choses auquel il n'est plus en leur pouvoir
de remédier, voudraient diriger l'opinion vers un néo-
impérialisme, qui, dans leur pensée, pourrait retarder
la catastrophe. Ces expédients blâmables, les fantômes
de la gloire et de la conquête ne courberont pas un
peuple libre sous l'oppression. Et pour ce qui est du
peuple canadien, il n'entend pas sacrifier la perma-
nence de ses richesses nationales à une activité éphé-
mère qui le laisserait plus pauvre qu'auparavant. Nous
vous accueillons volontiers, individuellement, avec
votie science, votre expérience et vos millions, parce
que l'entrée de notre pays est libre et non pas parce
que nous désirons votre venue. Mais vous devrez
laisser l'oligarchie à la porte ; il n'y a point de place
pour elle chez nous, car nous travaillons, nous, pour
l'avenir comme pour le présent, et si vous êtes des
civilisateurs nous le sommes aussi et à meilleur titre.
Qu'est-ce donc que cette politique industrielle que
206 l'indépendance économique
nous voudrions opposer au régime des trusts ? A-t-elle
pour but de placer entre les mains du gouvernement
le contrôle absolu ou même partiel des entreprises
industrielles ? Demandons-nous l'établissement au
Canada du paternalism dont les économistes nous
signalent les dangers ? Voulons-nous nous rapprocher
du socialisme d'état, en formant un trust gigantesque
dont le gouvernement serait le centre ?
Non pas, car ce serait là un état de choses point
du tout désirable.
Ecoutons encore M. Paul Leroy-Beaulieu, que
nous avons déjà cité, relativement au rôle légitime
d'un gouvernement dans l'établissement d'une politi-
que industrielle. Cet économiste, nous le savons, est
tout à fait hostile à l'ingérence de l'Etat dans les
affaires des particuliers. Il a écrit tout un livre,
l'Etat moderne et ses fonctions, pour démontrer
l'importance économique pour les peuples contempo-
rains de restreindre le champ d'action des gouver-
nants.
" La mission de l'Etat, dit-il , dans cet ouvrage,
c'est de contribuer suivant sa nature et ses forces,
sans empiéter aucunement sur les autres forces ni en
gêner l'action, au perfectionnement de la vie nationale,
à ce développement de richesse ou de bien-être, de
moralité ou d'intellectualité que les modernes appellent
le progrès."
DU CANADA FRANÇAIS 207
Passant en revue les différentes fonctions des
gouvernements modernes, il s'attache à démontrer les
abus de pouvoir et les empiétements qu'ils commettent.
Puis il énumère les cas ou l'Etat doit intervenir.
Comme représentant de la perpétuité sociale, l'Etat
doit veiller à la conservation des conditions générales
d'existence de la nation, Il doit s'occuper de la
conservation du climat, du territoire cultivable, des
forces hydrauliques, des forêts, des mines, de toutes
les richesses naturelles qui ne se reproduisent pas.
Dans cette tâche l'Etat doit être appuyé par les parti-
culiers ou les associations, mais il ne doit pas
s'abstenir. Et l'auteur ajoute que tout cela est
surtout vrai pour l'Etat démocratique.
Ne dirait-on pas que celui qui a écrit les pages
que nous venons ainsi de résumer en quelques phrases,
connaissait intimement les conditions existant au
Canada ? Ses conclusions ne sont pourtant que le
résultat d'une observation générale de la question, et
nous devons admirer la profonde science sociale de
cet homme qui, guidé par la pure raison, a su ainsi
nous indiquer avec précision où et comment diriger
notre effort gouvernemental.
Notre politique industrielle doit viser à la conser-
vation de la propriété sociale, d'abord en interdisant
les dénudations qui transformeraient notre pays en
un désert, puis en assurant l'existence perpétuelle de
208 L INDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
nos ressources forestières et hydrauliques et autant
que possible de nos ressources minières. Ce sont là,
en effet, avec l'agriculture, les conditions mêmes de
l'existence de la nation. Mais ainsi que nous l'avons
déjà dit et que nous le répéterons plusieurs fois encore
au cours de ce travail, nos gouvernements ne peuvent
espérer conserver les conditions générales d'existence
de la nation, surtout la forêt et les forces hydrauli-
ques, seulement en édictant des lois. Nous savons
que ces lois resteront toujours impuissantes et
inefficaces, si elles ne sont pas soutenues par la seule
sanction réelle de la loi, par l'opinion publique. Le
public ne comprendra l'importance de ces choses que
lorsqu'on lui en aura fait voir la démonstration
pratique. Et cette démonstration ne pourra jamais
se faire efficacement que par le développement indus-
triel, particulièrement le développement industriel
forestier.
Il faut donc inaugurer une politique industrielle
par laquelle, le gouvernement, sans empiéter aucune-
ment sur l'initiative individuelle ni en gêner l'action,
puisse perfectionner la vie nationale et assurer sa
permanence, en développant l'intellectualité,la richesse
et le bien-être du corps social tout entier. Ces prin-
cipes ont-ils jamais été appliqués au Canada et
particulièrement dans la province de Québec ? Nous
répondrons à cette question un peu plus loin. En
DU CANADA FRANÇAIS 209
attendant, ri 'est-il pas évident qu'une telle politique
devrait commencer par l'instruction industrielle
générale du peuple à tous les degrés ; qu'elle devrait
se continuer en décrétant la permanence absolue de
la forêt, des forces hydrauliques et des autres sources
de la richesse nationale ; qu'enfin cette permanence de
nos ressources devrait être rendue réelle et efficace
par leur développement systématique et scientifique
au moyen de l'industrie pratique. Et pour atteindre
ce but, il faut évidemment un système quelconque
d'encouragement, de propulsion, qui permettrait à une
pensée maîtresse d'assurer en même temps la prospé-
rité agricole et industrielle d'une vaste région et
l'avenir économique et national du peuple qui l'habite.
De plus, en élaborant un tel système ne semble-t-
il pas que l'on doive tenir compte du phénomène si
important de la concentration industrielle, toujours
eu écartant ses inconvénients et sans toucher en quoi
que ce soit à 1 initiative individuelle ni à la liberté
légitime de chacun ? Tout cela a besoin d'explications
et de développements. Avant d'aller plus loin,
cependant, il est important de ne pas oublier que la
mise en œuvre d'une telle idée n'appartient par au
gouvernement central, bien que celui-ci puisse y
participer et y aider indirectement mais puissamment.
Chaque province doit- prendre l'initiative, en veillant
à la conservation et au développement de ses ressour-
210 l'indépendance économique
ces, parceque ces ressources variant dans chacune,
les mesures à prendre peuvent être différentes.
Voyons maintenant ce que doit être cette politique
industrielle dont nous avons essayé de démontrer
l'urgente nécessité. Pour cela, il est bon de déter-
miner tout d'abord ce qu'elle ne doit pas être.
Tout mouvement qui tend à dépeupler les campa-
gnes et à entasser la population dans les villes est un
mouvement an ti -social qu'il faut enrayer.
La crainte légitime du dépeuplement des campa-
gnes, que l'état social de la classe agricole d'il y a
quelques années ne justifiait que trop, a retardé
considérablement le mouvement industriel, dans le
Canada français plus particulièrement. Un grand
nombre de personnes bien intentionnées se sont
élevées contre l'industrialisme, puisque l'industrie,
dans leur opinion, devait pousser la population vers
les villes. M. Gigault, sous-ministre de l'agriculture
de la province de Québec, est un partisan de ces idées
que nous partageons en ce qui touche au principe
énoncé ci-dessus. Il vaudrait bien mieux renoncer à
la grande industrie que de dépeupler les campagnes,
" N'oublions pas, s'écriait M. Gigault, dans un
discours prononcé à l'une des dernières réunions de la
société d'industrie laitière, à Saint-Hyacinthe, n'ou-
blions pas que nous devons avant tout travailler à la
diffusion des connaissances agricoles ; nous devons
DU CANADA FRANÇAIS 211
avant tout faire aimer la vie rurale. N'allons pas
détourner notre population de l'agriculture pour
l'attirer vers les villes. Nous commettrions une
faute dont nous regretterions les déplorables consé-
quences. Il sévit actuellement en Allemagne une
crise financière des plus dangereuse. Dans ce pays,
les écoles techniques ont été multipliées ; on y a
formé un grand nombre d'ouvriers d'une grande
habileté ; comme résultat, l'industrie manufacturière
a pris un grand développement, encombrant le
marché et provoquant la crise dont ce pays est
aujourd'hui la victime. Aussi un économiste allemand,
écrivant sur ce sujet, reproche aux autorités d avoir
encouragé l'industrie aux dépens de l'agriculture et
d'être les auteurs du lamentable état commercial de
l'Allemagne. Si nous jouissons d'une prospérité vrai-
ment enviable, (1) c'est parce que nous avons évité
l'erreur dans laquelle est tombée l'Allemagne ; c'est
parce que nous avons avant tout encouragé le déve-
loppement de nos ressources agricoles.
Ce que dit M. Gigault de l'importance primordiale
du développement agricole est absolument vrai. Dans
(1) La prospérité dont parle M. Gigault est réelle, pour ce qui
est de l'agriculture, au moment actuel ; mais elle ne nous garantira
pas dans l'avenir contre l'absorption économique par les Américain.'!,
ce danger que le révérend Père Lalande signale avec tant d'élo-
quence et de vérité.
212 l'indépendance économique
tous les pays où Ton a souci de la prospérité publique
présente et à venir, l'industrie agricole doit conserver
la première place. C'est parce que nous en avons la
conviction profonde que nous répétons ici cet autre
principe déjà énoncé au cours de ces études :
La conservation du sol et la prospérité des classes
agricoles dans le Canada français sont intimement
liées au développement , d'après une méthode vrai-
ment nationale, des industries dont la région fournit
les matières premières et particulièrement des indus-
tries forestières.
C'est pour cela que nous affirmons la nécessité
d'une politique industrielle. C'est cette politique
précisément qui empêchera le peuple d'abandonner la
campagne pour la ville, car l'un de ses premiers effets
sera de coloniser rapidement les terres publiques.
Prétendrait-on, par hasard, qu'il est préférable
d'attendre et de subir l'industrialisme étranger,surtout
l'industrialisme américain ? C'est bien alors que nous
aurions vraiment à craindre le dépeuplement des
campagnes qui est toujours la conséquence d'un état
social vicieux. Mais ne nous attardons pas à des
arguments déjà plusieurs fois répétés au cours de ce
travail. Passons aux autres points, qui sont intime-
ment liés à celui-ci.
Le but d'une politique industrielle devrait être de
développer non pas les industries ex niques ni même
DU CANADA FRANÇAIS 213
toutes les fabrications dont on trouve la matière
première clans les pays, mais surtout celles ou le
Canada peut entrer avantageusement en concurrence
avec les autres pays du monde.
Il nous a toujours paru que sur ce point nous
avions fait fausse route, et le mouvement industriel
que prétendent nous révéler nos statisticiens ne nous
a jamais semblé bien sérieux. O^ons dire toute notre
pensée, nous croyons souvent y découvrir un gaspillage
inutile de forces. Il ne nous est pas facile, par
exemple, de croire à la 'réussite prochaine dans notre
pays de la grande industrie textile. Nous entendons
le vrai succès industriel, non pas l'existence plus ou
moins chanceuse de quelques fabriques isolées. Il est
tentant sans doute pour des Canadiens d'essayer
d'implanter chez eux ces industries. Nous sommes
en relations commerciales intimes avec l'Angleterre et
les Etats-Unis, les pays du monde ou l'on fabrique le
plus de tissus de laine et de coton. Les capitaux
anglais surtout se prodiguent volontiers pour des
industries de ce genre ; il est facile de trouver en
Angleterre des ouvriers assez instruits qui ne deman-
dent pas mieux que d'améliorer leur sort en émigrant.
Mais ces avantages du début sont illusoires. Non
pas précisément à cause de la matière première qu'il
faut importer, car l'exemple de l'Angleterre prouve
qu'on peut surmonter ce désavantage dans certaines
214 l'indépendance économique
circonstances. Cependant les conditions qui favo-
risèrent les débuts industriels de l'Angleterre dans le
tissage, du coton, par exemple, n'existent pas du tout
en Canada.
Cela est de notoriété historique. Passons donc à
ce qui nous paraît devoir être, pour nous, pendant
longtemps encore, une cause inévitable d'insuccès
dans ces branches d'industrie.
Cette cause c'est la concurrence étrangère contre
laquelle, faute de marché indigène, il nous est
impossible de protéger ces industries au moyen de
tarifs douaniers. Se fait-on une idée de l'importance
de cette concurrence ? Prenons, par exemple, les
lainages. Voilà une industrie pour laquelle nous
trouvons dans notre pays une excellente matière
première. La laine de nos moutons est de première
qualité, les étoffes que produit notre industrie ména-
gère en font foi, et il serait facile de multiplier les
troupeaux. Mais on trouve des moutons partout, et
dans presque tous les grands pays on tisse la laine,
non seulement pour la consommation sur place, mais
aussi pour l'exportation. Ces industries, longuement
établies, y ont poussé des racines dont on ne soup-
çonne pas la profondeur. Ici il est fort douteux que
nous puissions obtenir la machinerie nécessaire, même
en la payant. L'aurions-nous que nous ne saurions
pas nous en servir, ni traiter la laine et la filure. Il
DU CANADA FRANÇAIS 215
nous faudrait passer par une période de longs tâton-
nements. Là-bas on sait tout ce qu'il faut faire et
on le fait dans la perfection. Le travail se subdivise
entre de vastes établissements spécialisés ; l'on
n'épargne ni le temps ni l'argent pour obtenir une
fois pour toutes le résultat voulu. Ouvriers et ingé-
nieurs sont instruits dans d'excellentes écoles tech-
nique pour lesquelles on dépense chaque année, en
Angleterre seulement, plus de six millions de dollars:
ils se perfectionnent par une pratique incessante.
Dans les centres de l'industrie des lainages, districts
de Leeds et de Bradford,on trouve d'immenses usines
où l'on ne produit qu'une seule espèce, qu'une seule
qualité de marchandises. Depuis des siècles les
secrets se transmettent, l'expérience s'accumule de
génération en génération. Dans l'une on ne fabrique
depuis cent ans que des couvertures blanches , une
autre n'a jamais fait qu'une seule espèce de tricot, et
tout cela en quantités immenses dont les chiffres
écrits ne nous donnent aucune idée. Le Yorkshire à
lui seul possède cent mille métiers à laine et plus de
2,250,000 fuseaux.
Comment soutenir la concurrence dans de telles
conditions ? Quand pourrons-nous espérer d'atteindre
le chiffre d'affaires de la moindre des importantes
villes industrielles d'Angleterre ?
Tout ce que nous disons des lainages s'applique
216 l'indépendance économique
avec infiniment plus de force à la fabrication des
cotonnades. (1) Plus tard la compétition pourra devenir
possible, aujourd'hui elle ne nous semble pas l'être.
Pourquoi donc nous soumettre à cette concurrence
ruineuse lorsqu'il est possible de nous enrichir et de
développer notre pays par des industries ou nous
ne rencontrerons pas de rivaux sérieux ? Cultivons
d'abord dans notre jardin national celles de nos
plantes indigènes que les autres pays ne possèdent
point en quantités exploitables. Commençons par
les industries forestières. Nous n'entendrons plus
alors, à New-York, les propriétaires des journaux à
grand tirage prédire qu'ils seront obligés de faire la
conquête du Canada pour s'approvisionner de papier.
Cette prédiction n'est pas une vaine menace. " Le
papier, dit le vicomte G. d'Avenel, est avec le fer la
marchandise dont l'usage en notre siècle a le plus
augmenté. A eux deux ces objets l'un si fragile,
l'autre si solide, ont été, dans l'ordre moral et
matériel, les principaux agents du progrès."
(1) Il est bien entei.du que ces remarques ne s'appliquent qu'à
la grande industrie d'exportation. Quant aux industries ménagères
qui sont d'une si grande importance dans l'économie d'un peuple,
elles entrent dans une toute autre catégorie. Dans la province de
Québec elles évoluent et nous pourrions signaler plusieurs fabriques
de lainages qui sont certainement les noyaux d'une grande industrie
bui se développera dans l'avenir.
DU CANADA FRANÇAIS 217
Admettons nous l'utilité et à plus forte raison
la nécessité et l'urgence d'une bonne politique indus-
trielle? Nous conviendrons alors, qu'il est essentiel tout
d'abord qu'elle repose sur autre chose que sur des
discussions académiques ou sur des combinaisons
douanières. Tout cela, nous l'avons vu, n'est pas le
point capital chez nous, et de tels débats dégénèrent
trop souvent en un mot d'ordre de parti. Cette
politique doit reposer sur des principes d'une justesse
et d'un effet pratique démontrés.
Pour ce qui est de la participation légitime de
l'Etat, nous croyons avoir trouvé ces principes
énoncés par M. Paul Leroy-Beaulieu. Quant à la
part que doit y prendre l'initiative individuelle, nous
trouverons certainement des indications utiles en
étudiant l'organisation de l'industrie laitière telle
qu'elle existe dans la province de Québec.
L'industrie laitière commença à s'implanter en
Canada vers l'année 1870. A cette époque, elle était
nulle dans la province de Québec.
C'est dans le comté de Rouville, que s'ouvrit la
première beurrerie, vers 1870. Quelques années
plus tard nous importions nos premières machines
centrifuges. L'une des premières sinon la première
de toutes dans la province fut installée à Sainte-
Marie de Beauce par feu le colonel Henri Duchesnay,
plus tard député de Dorchester. Il sacrifia à cette
218 l'indépendance économique
fin des sommes considérables, à une époque où le
succès était bien incertain. M. Barré, qui avait été
envoyé par le gouvernement provincial, pour étudier
l'industrie laitière en Danemark, était le directeur de
cette fabrique. Tout n'était alors que difficultés.
Les cultivateurs étaient défiants, le capital se dérobait.
Les progrès étaient bien lents. Mais en 1882 les
choses changèrent de face parce que à cette époque
Von adopta une politique industrielle laitière. Le
gouvernement de l'époque mérite les plus grands éloges
pour le bienfait ainsi conféré. Son mérite cependant
se borne à avoir compris le rôle et l'utilité de la
société d'industrie laitière, que la législature de
Québec constitua en corporation. Voici les clauses
fondamentales de l'acte constitutif :
" La société d'industrie laitière, dans le 't
d'obtenir une diffusion plus prompte et plus com-
plète des meilleures méthodes à suivre pour la
pioduction du lait, la fabrication des produits laitiers
et en général l'avancement de l'industrie laitier1,
peut subdiviser la province en divisions régionales,
dans lesquelles des syndicats, composés de proprié-
taires de fabriques de beurre et de fromage et autres
établissements laitiers, peuvent être établis.
" La formation et le fonctionnement de ces syndi-
cats sont régis par les règlements adoptés par la
société et approuvés par le lieutenant-gouverneur en
DU CANADA FRANÇAIS 219
conseil, et tels syndicats sont sous la direction et la
surveillance de la société.
" A ces syndicats, le lieutenant-gouverneur en
conseil peut accorder, à même le fonds consolidé du
revenu, une subvention égale à la moitié des dépenses
encourues pour le service d inspection et d'enseigne-
ment organisé dans le syndicat, y compris le traitement
d'inspecteurs, leurs frais de voyage et autres dépenses
en relation directe avec tel service, mais ne devant
pas excéder $300 pour chaque syndicat.
La société d'industrie laitière ainsi créée prit l'ini-
tiative de tout le mouvement, avec l'appui du gouver-
nement. Ses membres furent infatigables dans leurs
études et leur surveillance. Ils établirent à Saint-
Hyacinthe une magnifique école de laiterie ou le
nombre des élèves augmente d'année en année. Nous
savons tous les admirables, les incroyables résultats
obtenus. Ils sont dus à l'initiative éclairée de la
société d'industrie laitière. Mais celle-ci n'aurait pas
obtenu ces résultats sans l'appui et l'aide du gouver-
nement provincial, qui adopta une politique laitière
et aida pécuniairement à l'organisation. Un concours
encore plus indispensable vint des hommes à l'esprit
vraiment patriotique, qui créèrent un mouvement
d'opinion publique favorable et aidèrent à répandre
les idées qu'émettait la société.
Nous trouvons dans la société d'industrie laitière,
220 l'indépendance économique
dans l'influence qu'elle exerce, dans ses ramifications
par toute la province, un exemple des effets bienfai-
sants de l'organisation et jusqu'à un certain point de
la concentration économique, dont les trusts repré-
sentent l'usage abusif. Nous trouvons dans cette
organisation, en tenant compte toutefois des diffé-
rences dans le genre du travail, ainsi que des condi-
tions sociales et du caractère national, quelque chose
de celle des cartells allemands. Elle s'en rapprochera
plus encore lorsque la société s'occupera davantage,
soit directement, soit indirectement, en usant de son
influence auprès des autorités ou sur les acheteurs,
de la question des débouchés et de celle des prix.
Dans le cartell, en effet, d'après M. Philippovitch, un
économiste allemand, " chaque industriel conserve la
direction de l'organisation intérieure de son exploita-
tion, mais il se lie avec les producteurs de la même
branche pour régulariser et éventuellement, supprimer
la concurrence et se partager entre eux les débouchés."
Nous constatons donc en examinant le mouvement
qui a donné lieu à l'organisation de l'industrie laitière
dans la province de Québec, premièrement la manifes-
tation d'un besoin social urgent ; le cultivateur en
était rendu au point qu'il ne pouvait plus vivre sous
les conditions existantes. Nous voyons, en second
lieu un certain nombre de citoyens adoptant une
idée et s'engageant à en faire une réalité pratique.
DU CANADA FRANÇAIS 221
Plusieurs de ces hommes étaient désintéressés, si ce
n'est à titre de patriotes ; d'autres avaient un intérêt
financier direct à la réussite du projet. Et ceux-ci
n'avaient pas moins de mérite réel que ceux-là, car la
plupart du temps c'est parmi les gens directement
intéressés à une réforme qu'on trouve le moins de
clairvoyance et de courage. En troisième lieu nous
avons le gouvernement qui consent à intervenir pour
seconder et appuyer de la sanction légale et admi-
nistrative la société d'industrie laitière. Cette société
a donc accompli ce travail préparatoire ou médiat si
essentiel, dont nous parle Rodbertus, cité au chapitre
précédent.
Est-il possible d'appliquer les principes de la
politique laitière à l'établissement d'une politique
industrielle ? Pour notre part, nous ne croyons pas
que cela soit impossible. Il est même très important
que dans une réforme de ce genre le peuple se trouve
en présence d'une idée qu'il connaît déjà et dont il a
constaté les bons résultats. Mais il ne faut pas
oublier qu'ici l'œuvre à accomplir est beaucoup plus
considérable et plus compliquée. Et cette remarque
reste vraie même si l'on s'en tient tout d'abord à un
seul genre d'industrie, à l'industrie forestière, par
exemple, qui produit principalement le bois d'oeuvre
travaillé de diverses manières, la pâte et le papier.
Nous croyons donc que le premier pas à faire dans
222 l'indépendance économique
le sens d'une politique industrielle serait la formation,
sous les auspices du gouvernement provincial, d'une
association qui prendrait le nom de La Société des
industries forestières. Son rôle serait la recherche,
l'instruction pratique, la propagande, l'inspection et
la surveillance. Pour nous rapprocher des termes
du statut qui a donné l'existence légale à la société
d'industrie laitière : dans le but d'obtenir une diffu-
sion plus prompte et plus complète des meilleures
méthodes à suivre pour assurer la protection et la
permanence de la forêt, des chutes d'eau, de la
production forestière et de la fabrication scienti-
fique des produits forestiers, la société des industries
forestières pourrait établir, avec le concours du gou-
vernement provincial, un bureau de recherches indus-
trielles et une école d'industrie forestière; elle pourrait
subdiviser la province en divisions régionales pour les
tins de propagande et pour l'établissement de syndicats
composés de propriétaires d'industries forestières,
lesquels syndicats seraient soumis, dans l'intérêt com-
mun, à l'inspection, etc., etc.
Le bureau des recherches industrielles serait
chargé, comme son nom l'indique, de recueillir toutes
les données scientifiques pouvant se rapporter aux
industries forestières et d'en rechercher les applica-
tions pratiques. On pourrait rendre publiques ces
DU CANADA FRANÇAIS 223
informations au moyen de bulletins périodiques et
surtout de conférences.
L'instruction se donnerait dans une ou plusieurs
écoles d'industrie forestière qu'on établirait dans des
endroits accessibles, mais dans la forêt, afin de
permettre aux élèves de mettre en pratique ce qu'on
leur enseignerait, et aussi afin de diminuer et même
peut-être de couvrir complètement les frais d'entretien
par la vente des produits de ces écoles-fabriques qui
deviendraient autant de centres de développement
industriel scientifique.
La société se chargerait aussi, toujours avec
l'approbation et le concours du gouvernement, de
subdiviser la province en divisions régionales, ou l'on
s'occuperait de la création d'industries forestières de
toutes espèces, et de syndicats, surtout de syndicats
de colons chargés de fournir à une foule de fabriques
le bois d'œuvre, le bois à pâte et d'autres matières
premières plus ou moins préparées.
L'inspection des fabriques servirait à assurer
jusqu'à un certain point l'uniformité et contribuerait
certainement à hausser la qualité des produits défi-
nitifs. Ce serait une application bienfaisante du
système nécessaire dans l'économie moderne de
l'organisation et de la centralisation industrielles,
suivant les principes déjà appliqués à l'industrie
laitière. Et chose importante, ces principes de
224 l'indépendance économique
concentration seraient conformes à l'esprit de notre
peuple, si l'on tient compte des conditions sociales ou
il est appelé à débuter dans la carrière industrielle.
On comprend que dans l'état actuel de la loi et de
la coutume, surtout de l'esprit qu'on apporte à
l'interprétation et à l'application de la loi, l'action
d'une société d'industries forestières, telle que nous
l'avons esquissée, serait bien difficile pour ne pas dire
impossible. Il faudrait, pour que son action fut
utile, que l'orientation même de la politique forestière
fut changée. Le gouvernement devrait s'occuper,
indépendamment de la société, de l'instruction indus-
trielle générale de la population, et avec son aide, de
la protection et de la permanence de la forêt. Il
devrait ensuite, toujours aidé de l'association, créer un
fonds de prêts industriels.
Tous ces points sont trop importants pour que
nous puissions les traiter dans les limites de la
présente étude. Nous nous occuperons de chacun
d'eux séparément, après quoi nous pourrons entrer
plus en détail dans le véritable rôle d'une société
des industries forestières et voir plus clairement
quels seraient les résultats d'une telle politique.
Arrêtons-nous donc ici pour aujourd'hui. Que le
lecteur surtout ne se décourage pas à la 'lecture de
ces pages trop arides. Qu'il médite seulement sur
l'importance et la grandeur de l'œuvre à accomplir,
DU CANADA FRANÇAIS 225
et dont l'accomplissement parait si urgent. Elle sera
sienne comme elle sera nôtre, comme elle sera celle de
tous les citoyens soucieux du bonheur de leur pays.
Pour qu'elle s'accomplisse il n'est pas essentiel que
chacun partage notre manière de voir; nous n'indi-
quons pas la voie, nous la cherchons. Mais il faut
que tous s'y intéressent et qu'il y ait sur ce point
unanimité des cœurs et des volontés.
L'INSTRUCTION INDUSTRIELLE
Ce que c'est que l'instruction industrielle popu-
laire ; NE PAS CONFONDRE AVEC L'INSTRUCTION
technique. — Son importance reconnue dans
tous les pays. — ecoles continuées de france
qui recueillent l'élite de la nation. — efforts
extraordinaires de l'allemagne. comment
adapter notre système aux besoins du temps
PRÉSENT.
L'INSTRUCTION industrielle fait partie, nous
l'avons vu, de la politique industrielle nationale
que nous voudrions voir s'établir dans notre pays.
C'est uniquement à ce point de vue que nous écri-
vons ce qui va suivre, en empruntant largement à
nos études antérieures sur le même sujet.
Il ne s'agit pas seulement ici des intérêts des
industriels, ni de ceux de quelques jeunes gens qui
peuvent avoir des goûts pour l'industrie. Si la ques-
DU CANADA FRANÇAIS 227
tion se bornait là, on pourrrait prétendre — et ce
sophisme, érigé en doctrine, a longtemps prévalu en
Angleterre — que chacun doit s'arranger comme il
peut, se perfectionner à ses propres frais, se plier à la
loi commerciale de l'offre et de la demande.
Nous trouverons encore beaucoup de personnes
qui ne vont pas plus loin dans leur raisonnement.
Tel industriel constate que pour les besoins de son
usine, il lui faut des ouvriers ayant une certaine
instruction technique ; mais il sait qu'on trouve, non
loin de son établissement, des écoles où cette instruc-
tion s'acquiert gratuitement. Que voulez-vous donc
de plus, s'écrie-t-il ? A notre point de vue, qui est
bien éloigné du sien, il a aussi grandement tort que
celui qui, à l'époque où les Canadiens cherchaient à
obtenir le gouvernement responsable, aurait dit :
" Mais pourquoi toute cette agitation ? Nous avons
un souverain juste et bon, représenté par un gouver-
neur bien disposé ". Sans doute, ces choses sont
bonnes et désirables. Mais un peuple veut d'autres
garanties. Pour défendre ses frontières, il organise
son armée ; s'agit-il de sa liberté constitutionnelle, il
organise son parlement. C'est ce que nous avons fait.
Il s'agit maintenant de protéger notre vie économique,
dont dépend notre existence nationale. Allons-nous
donc nous abandonner au hasard ou même à la
bienveillance des maîtres de la grande industrie !
228 l'indépendance économique
" L'homme dont la protection contre l'injustice repose
entièrement sur la bienveillance d'un autre homme ou
d'une réunion d'hommes, est un esclave — un homme
sans droits," disait Benjamin Harrison, autrefois
président des Etats-Unis. N'allons-nous pas plutôt
organiser l'instruction industrielle de notre peuple,
afin qu'il soit en position de comprendre ses intérêts
et ses droits dans l'ère nouvelle qui va s'ouvrir, les
protéger par de sages lois et se mettre en mesure de
participer aux avantages de l'industrie ? Voilà toute
la question.
Mais organiser l'instruction industrielle dans la
province de Québec n'est pas une petite entreprise. Il
est bien difficile d'imaginer un système qui réponde
aux besoins, et qui soit, en même temps, dans les
limites de nos ressources financières. Ce que nous
hasardons ici n'est qu'une ébauche, mais elle s'appuie
sur les plus hautes autorités européennes.
Sir G. W. Kekewick, secrétaire du Board of
Education d'Angleterre, et M. Michael E. Sadler,
directeur des recherches spéciales et rapports, chargè-
rent un certain nombre de spécialistes d'étudier les
systèmes d'instruction industrielle dans les différents
pays de l'Europe. Grâce à la courtoisie de lord
Strathcona, haut-commissaire du Canada à Londres,
nous avons pu nous procurer un certain nombre de
ces rapports, qui, provenant de sources aussi distin-
DU CANADA FRANÇAIS 229
guées, formeront une excellente base pour le présent
chapitre. Ce sont un Report on technical and
commercial éducation in East Prussia, Poland,
Gralicia, Silesia and Bohemia, par James Baker,
F.R.G.S. ; Ths Realschulen in Berlin, par Michael
E. Sadler ; Higher Commercial Education of
Antwerp, Leipzig, Paris and Havre, même auteur :
The Continuation Schoots (Fortbildungsschulen) in
Saxony, par F. H. Dale ; The French System of
higher primary S'hools, par R. L. Morant. Nous
avons aussi consulté d'autres autorités américaines et
anglaises.
Ces études indiquent clairement que depuis vingt
ans l'Europe continentale s'est transformée sous
l'impulsion de l'instruction universelle dirigée vers
les branches techniques. Sous ce rapport les Etats-
Unis, mais surtout l'Angleterre et le Canada sont bien
en arrière de la France et de l'Allemagne.
Ce qui distingue l'œuvre d'instruction industrielle
en ces pays c'est l'organisation, le système, sous une
direction unique, mais d'une élasticité suffisante devant
les besoins locaux. Les résultats ne se sont pas
encore entièrement produits, surtout en France, mais
ils sont déjà remarquables. Dans ce dernier pays, en
1886, dix-neuf pour cent des gradués des écoles
primaires supérieures, qu'on pourrait appeler écoles
préparatoires à l'industrie, entrèrent dans la carrière
230 l'indépendance économique
industrielle au lieu de rester de simples journaliers
connue ils eussent été autrement. En 1887, la propor-
tion s'éleva à 23 pour 100, en 1889 à 26 pour 100 en
1892 à 27 pour 100. Le pour cent, dit M. Morant,
augmente d'année en année.
Et pourquoi ? C'est que dans ces écoles primaires
et supérieures, — qui sont la continuation des écoles
élémentaires et dont les élèves doivent être âgés d'au
moins onze ans — on s'attache non seulement à donner
à l'enfant des connaissances générales indispensables
dans les exploitations industrielles, mais aussi à lui
inspirer le goût de l'occupation à laquelle il est destiné,
où il passera sa vie et gagnera son pain. Exemple :
aux jeunes tilles destinées à devenir femmes de
cultivateurs ou d'ouvriers, on inspirera le goût des
industries ménagères, si importantes et pourtant si
négligées dans notre pays, notamment dans la province
de Québec, où ces industries tendent souvent à
disparaître plutôt qu'à évoluer, précisément faute
d'une instruction industrielle suivant la méthode
moderne.
Cette influence bienfaisante s'étend à toutes les
catégories de travailleurs. Comme le fait remarquer
M. Morant, il ne faut pas confondre cet esprit avec
la tendance purement utilitaire qui domine dans la
plupart des efforts contemporains vers l'instruction.
L'insti uction industrielle est, sous plusieurs rapports,
DU CANADA FRANÇAIS 231
distincte de l'instruction technique. Dans la pensée
du législateur français, elle doit la précéder et la
faciliter, de même qu'un cours classique facilite
l'étude d'une profession libérale. C'est là un point
très important, que nous nous proposons de déve-
lopper.
M. Cohendy, directeur des écoles primaires supé-
rieures de France, une des autorités européennes en
matière d'instruction professionnelle et technique,
nous expliquera pour quelles conditions économiques
on s'efforce aujourd'hui de préparer les peuples :
"Comme le disait déjà Arago, en 1836, ce n'est pas
avec de belles paroles qu'on fait du sucre de
betterave ; ce n'est pas avec des alexandrins qu'on
extrait la soude du sel marin ; ce n'est pas non plus,
ajouterons-nous avec une instruction purement clas-
sique que l'agriculteur pourra rendre son sol fécond,
l'industriel fabriquer à meilleur compte, le commer-
çant ouvrir de nouveaux débouchés.
" Cette population si nombreuse qui se rattache
au commerce et à l'industrie réclame un système
d'éducation nouveau. Elle veut une éducation qui
réponde mieux à ses besoins, qui la prépare plus
directement aux professions qu'elle exerce, qui forme
des négociants et des industriels, comme l'enseigne-
ment classique forme des lettrés et des savants.
L'enseignement technique s'impose donc comme une
232 l'indépendance économique
conséquence nécessaire de la transformation de notre
état social ; et cette nécessité paraît encoi'e plus
impérieuse si l'on examine la situation nouvelle de
de nos relations avec les étrangers. La lutte entre
les peuples, qui était jadis l'exception, devient la
règle et constitue l'état normal des rapports interna-
tionaux. Cette lutte, il est vrai, ne se poursuit pas
à coups de canon, et elle se porte de plus en plus sur
le terrain de la production et des échanges ; niais bien
qu'on l'ait qualifiée, par antiphrase sans doute, de
pacifique, elle est en réalité tout aussi meurtrière
pour les vaincus que les plus sanglantes défaites. Or,
on peut l'affirmer sans crainte d'être démenti, la
victoire, ici comme ailleurs, appartiendra à celui qui
aura le mieux préparé les armes de combat, c'est-à-
dire au plus instruit. L'organisation de l'enseigne-
ment technique n'est donc pas une simple question
pédagogique ; c'est, au premier chef, une question
vitale pour notre pays. (1)
Il n'est pas nécessaire d'aller bien loin pour
s'apercevoir que le point de vue auquel se place M.
Cohendy est le véritable,reconnu tel par les penseurs
du monde entier, ainsi que par la plupart des
systèmes scolaires.
Examinons maintenant, autant que l'espace nous
(1) " Dictionnaire d'Economie politique, p. 882.
DU CANADA FRANÇAIS 233
le permet, quelles mesures ont été prises par différents
pays afin d'armer leurs citoyens pour la lutte indus-
trielle, nous appuyant toujours sur les données offi-
cielles fournies par le gouvernement britannique.
Nous nous occuperons surtout du système français
parce qu'il nous paraît le mieux conçu. En France, en
effet, le législateur a profité de l'expérience acquise
dans d'autres pays et a pu éviter certains écueils.
Les résultats ne sont pas encore aussi visibles qu'en
Allemagne, parce que la mise en pratique du système
est plus récente.
Les écoles professionnelles, en France, mieux
connues dans notre pays sous le nom d'écoles
techniques, sont l'école navale, l'école militaire de
fc. int-Cyr, l'école des Ponts et Chaussées, l'école
I olytechnique, les écoles d'Agriculture ; puis au
second plan, les écoles commerciales supérieures, les
écoles primaires supérieures professionnelles, les
écoles primaires supérieures, les écoles pratiques, les
écoles techniques d'arts et métiers. Nous n'avons
pas, pour le moment, à nous occuper des grandes
écoles scientifiques qui forment la première catégorie.
Comme nous pourrons le constater, la base du
système français d'instruction industrielle se trouve
dans les écoles primaires supérieures ou cours com-
plémentaires, qui sont la conception de Guizot, mais
dont l'idée n'a été définitivement adoptée qu'assez
234 i/lNDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
récemment. Elles sont la base, d'abord parce que
leur action est générale, en ce sens qu'elle s'exerce
sur tous les enfants d'un certain niveau d'intelli-
gence. Cette action est plus générale même que celle
des écoles primaires, Celles-là en effets, reçoivent
aussi les gradués des écoles primaires confessionnelles,
car elles n'offrent pas, au point de vue des idées reli-
gieuses, les mêmes inconvénients que les écoles
primaires. Ensuite à cause de la liberté, la variété
et l'élasticité qu'on y trouve. Liberté : le syllabus
des études n'est pas immuable et fixé par la loi, qui,
en ce cas, se contente de certains conseils pour la
gouverne des professeurs. Variété et élasticité dans
le programme, qui doit se modifier suivant les
besoins locaux. L'élève qui sort de ces écoles a l'intel-
ligence préparée. C'est un sol où la semence germera
facilement.
Ces écoles enfin étant des écoles diurnes, et sur un
plan entièrement différent des écoles du soir fondées
pour les ouvriers, elles sont évidemment destinées,
non pas à la grande masse de ces derniers, qui le
plus souvent entrent à l'atelier en quittant l'école
primaire, mais aux sujets d'élite, à ceux qui sont
destinés à devenir contremaîtres ou chefs d'industries
agricoles ou manufacturières, à s'élever souvent beau-
coup plus haut. Pour y être admis il faut avoir au
moins onze ans, tenir un certificat d'instruction
DU CANADA FRANÇAIS 235
primaire obtenu au concours, ou, clans le cas delèves
d'écoles privées au confessionnelles, subir un examen.
Le but de ces restrictions est d'exclure les enfants
qui, étant intellectuellement incapables de profiter de
l'instruction qui s'y obtient, donneraient lieu, en y
entrant, à une dépense inutile des fonds publics.
Comme il arrive souvent que les enfants capables
appartiennent à des familles pauvres qui ne pour-
raient subvenir à leur entretien pendant leur séjour à
l'école primaire supérieure, on a étalili un système
général de bourses fondées par le gouvernement et
souvent aussi par le département ou la commune.
Ces bourses sont accordées aux candidats qui, après
avoir subi un examen sérieux d'aptitude, établissent
que leurs ressources pécuniaires sont telles que, sans
le secours d'une bourse, ils ne pourront continuer à
s'instruire ; et lorsque l'un des obstacles provient de
la distance à parcourir, la bourse comporte en outre
une place dans un pensionnat.
De cette façon, près d'un quart de la population
scolaire a l'avantage de prolonger son éducation dans
les meilleures écoles imaginables, et d'acquérir, comme
nous l'avons dit, non seulement des connaissances
générales, mais la connaissance spéciale et le goût de
l'occupation à laquelle chacun se destine. Aussi la
fréquentation des écoles primaires supérieures
augmente-t-elle notablement d'année en année, bien
236 l'indépendance économique
que la population des écoles primaires reste station-
naire.
Ces écoles sont maintenues en partie par l'Etat et
en partie par les départements ou les municipalités.
La contribution du gouvernement s'élève à environ
cinq septièmes du montant nécessaire au paiement
des instituteurs et ne dépend nullement du nombre
des élèves ni des résultats obtenus. Quant aux détails
du programme, dans certaines limites, la municipalité,
qui fournit le reste des fonds, est à peu près libre
On croit généralement ici que le système français
est rigide et uniforme, qu'on y passe les enfants, pour
ainsi dire, tous au même moule. Il n'en est certaine-
ment pas ainsi pour les écoles primaires supérieures.
Ce que le gouvernement exige c'est la gratuité, puis
un programme répondant aux besoins de la localité,
et en même temps une certaine somme de connais-
sances fondamentales jugées indispensables.
Il faut lire l'ouvrage de M. Morant pour com-
prendre combien cet admirable système d'écoles
primaires supérieures prépare rapidement toute la
nation aux travaux industriels. Ces écoles forment
d'excellents contremaîtres ou chefs d'atelier pour
toutes les industries et envoient des sujets aux
grandes écoles techniques et scientifiques. Tout cela,
qu'on le remarque bien, s'applique à l'élite triée de la
nation.
DU CANADA FRANÇAIS 237
Câ système répond très bien à l'objection sérieuse
ai souvent faite, que tout le monde n'est pas appelé
aux emplois supérieurs dans la société et que c'est
rendre un mauvais service à ceux qui sont dépourvus
d'aptitudes que de leur donner des aspirations qu'ils
ne pourront jamais réaliser. Rien de plus intéres-
sant que de suivre la pensée de ces hommes illustres.
Guizot, Duruy, Duplan, Buisson, Gréard, Cohendy et
d'autres encore, à travers les expériences et les appli-
cations qui en ont été faites. On assiste à une sorte
d'incubation artificielle que subit la nation, on voit
poindre des résultats qui auront leur effet sur les
destinées du monde. (1)
Si au point de vue de la généralisation de l'ins-
truction industrielle, le sj^stème français, plus récent,
nous paraît le mieux conçu, ce n'est pas à dire que
le système allemand ne soit pas remarquable.
Dans les grandes écoles scientifiques d'Allemagne
on donne probablement plus d'attention aux applica-
tions pratiques, qu'en France. On n'y trouve pas, il
(1) Le fait suivant pourra nous donner quelque idée des progrès
général de l'instruction en France. Avaut 1870 l'instruction secon-
daire n'était demandée que par 20,000 familles ; elle est aujourd'hui
demandée par plus de 200,000 familles. Cette grande demande
d'instruction a donné heu à l'établissement d'admirables école?
indépendantes d'après le système dit anglais ; mais elles sont >oi.»
bien des rapports, une amélioration sur les écoles anglaises.
238 l'indépendance économique
est vrai, ces écoles préparatoires aux pro fessions
industrielles qui forment la base du système français,
maison fait de grands efforts pour donner l'instruc-
tion technique à l'ouvrier. Pour comprendre ce
système nous ne pouvons faire mieux que de suivre
M. F. H. Dale, un des agents du Board of Education
en voyés en Allemagne, et qui dans son rapport nous
parlera surtout de la Saxe et de son système d'écoles
continuées (fortbildungsschulen).
L'ère du développement allemand date de la
guerre de 1870 ; c'est aussi depuis cette époque que
ce sont développées les écoles continuées, qui n'exis-
taient auparavant qu'à l'état d'embryon. La loi
impériale allemande décrète ce qui suit (nous tradui-
sons la traduction anglaise) : " Les patrons de toutes
les branches d'industrie sont tenus de donner à ceux
de leurs ouvriers âgés de moins de dix-huit ans. qui
fréquentent une institution reconnue par les autorités
de leur circonscription ou de leur Etat, à titre d'école
continuée, le temps nécessaire pour cela, tel que fixé,
pour cette institution, par les autorités.
" Par ordonnance du conseil de la circonscription
ou du conseil communal, l'assistance à l'école conti-
nuée peut être rendue obligatoire pour tous les
ouvriers du sexe masculin âgés de moins de dix-huit
ans. Des mesures seront prises pour assurer la mise
DU CANADA FRANÇAIS 239
en vigueur de l'ordonnance et l'assistance régulière
des élèves.
L'objet principal de ces écoles est d'établir un
certain minimum de culture pour tous les habitants
du pays ; et puisque, dit M. Pache, directeur des
écoles continuées de Saxe, " des enfants de la classe
pauvre, à l'âge de quatorze ans, qui sortent des
écoles élémentaires, ne peuvent comprendre eux-
mêmes la nécessité de continuer et de perfectionner
leurs études, on les y oblige. " Il en est ainsi, en
Saxe, non seulement pour les jeunes ouvriers, mais
aussi pour tous les jeunes gens sortant des écoles élé-
mentaires. On s'efforce de rendre les études aussi
utiles que possible à la branche spéciale d'industrie à
laquelle le jeune ouvrier est occupé.
Ici se présentent certaines difficultés.
D'abord, dans les villes, il y a toujours des indus-
tries plus ou moins variées, nécessitant, par consé-
quent, des études différentes. Puis de quel oeil le
patron verra-t-il l'absence forcée de son ouvrier ? On
s'y prend d'une façon ingénieuse. Les ouvriers sont
divisés en classes suivant leurs métiers, et l'on déter-
mine avec les patrons le jour le plus commode pour
chaque classe : lundi pour les tisserands, mardi pour
les fondeurs, mercredi pour les boulangers et ainsi
de suite. Bien plus, l'on consulte les patrons non
seulement sur le jour qui leur convient, mais aussi sur
240 l'indépendance économique
la nature des études à développer. Ils prennent
place dans les commissions scolaires, ils assistent
aux examens et, naturellement, ils finissent par porter
un vif intérêt aux écoles et aux élèves, intérêt qui les
engage souvent à offrir des prix ou autres encourage-
ments. Les jeunes ouvriers, de leur côté, outre les
connaissances qu'ils acquièrent, s'accoutument à l'idée
de solidarité entre eux et avec leurs patrons. De
cette façon tout le monde y trouve des avantages réels.
Il ne faut pas perdre de vue que cette organisa-
tion de l'enseignement industriel en Europe comprend
aussi les écoles techniques proprement dites, et les
écoles d'apprentissage qui, dans bien des cas, consti-
tuent de véritables fabriques dont on vend les
produits. Ces écoles sont la conséquence naturelle
d'un système d'instruction industrielle et deviennent
un besoin réel pour des sujets ainsi préparés. Si
nous n'en parlons pas spécialement, on en compren-
dra facilement la raison. C'est que de telles institu-
tions ne peuvent donner un résultat qu'avec un
terrain préparé. Il faut bêcher son jardin avant d'y
jeter la semence. Cette dernière opération, pour
essentielle qu'elle soit, n'en est pas moins facile quand
le reste est fait.
Pour la description de quelques bonnes écoles
techniques en Europe, l'on pourra consulter le rapport
de Jules Helbronner, section d'économie sociale,
DU CANADA FRANÇAIS 241
exposition de 1889, à Paris. Aussi le rapport du
Department of Agriculture de Washington, 1892.
En Allemagne et en France, à l'inverse de ce qui
s'est pratiqué jusqu'à ce jour en Angleterre et au
Canada, on reconnaît en .principe que l'instruction
industrielle de la jeunesse, non seulement élémentaire,
mais à tous les degrés, est un devoir public qui ne
doit pas être laissé à la merci des hasards de l'offre et
de la demande. C'est là la différence fondamentale.
On a donc, en ces pays, organisé scientifiquement
l'instruction industrielle, on lui a donné l'unité de
direction, puis au-dessus des écoles industrielles à
tous les degrés, on a établi les grandes écoles supé-
rieures d'Etat, foyers d'où rayonne sur le pays tout
entier la science pure, productive de toutes les
richesses. Il faut lire à ce sujet l'ouvrage de M.
James Baker et celui de M. E.-E. Williams, Made in
Germany.
Nous n'avons pour ainsi dire fait qu'indiquer
quelques-unes des autorités qu'il faut consulter en
matière d'instruction industrielle. C'est tout au plus
si nous avons essayé d'en extraire certains principes
généraux^ qui pourraient être utiles à ceux qui vou-
draient se servir de ces études pour fonder un
système d'instruction pratique dans la province de
Québec. Il nous a semblé remarquable qu'en y
regardant de près, les difficultés d'adaptation ne
242 l'indépendance économique
paraissent plus aussi insurmontables qu'on pourrait
d'abord le supposer. Sans toucher au cadre de notre
système d'instruction primaire, secondaire et supé-
rieure, tel qu'il existe, nous avons sous la main les
éléments qu'il faut pour établir, non pas à bon marché
— si nous tenons compte de nos maigres ressources —
mais sans frais excessifs, un système d'instruction
industrielle.
Nos universités sont le siège tout indiqué des
écoles de science et de recherches industrielles supé-
rieures. Les faire régner plus grandes dans une
patrie agrandie, comme dirait ïhiers, telle devrait
être notre ambition, comme c'est notre devoir. Que
nos autorités soient prodiques pour l'installation des
laboratoires les plus complets et les plus modernes,
qu'elles s'assurent le concours de savants et de pro-
fesseurs distingués, de façon à créer dans la province
de Québec un véritable centre de science industrielle.
Ils auront alors fait une œuvre essentielle, sans
grever outre mesure le budget.
Cependant, pour recueillir le fruit des sacrifices
que nécessiteront ces choses, il faudra faire plus
encore. Avoir une lampe, c'est fort bien, mais si
nous voulons qu'elle nous éclaire, il faut trouver de
l'huile pour l'alimenter.
Qui dit système, organisation, indique un - chose
complète où tout s'emboîte et se tient. Sans cela
DU CANADA FRANÇAIS 243
tous les efforts restent stériles ou donnent lieu tout
au moins à un gaspillage considérable de forces.
Pourquoi l'école polytechnique de Montréal éprouve-
t-elle une certaine difficulté à recruter des sujets
vraiment aptes aux hautes études du génie ? Comment
se fait-il que dans bien des localités les écoles d'arts
et métiers languissent ? C'est là la manifestation d'un
vice radical aux degréb inférieurs de l'enseignement.
C'est la lampe qui s'éteint faute d'huile. La tête
souffre parce que le corps est malade.
Une compagnie de chemin de fer perdrait son
argent si, après avoir construit sa voie, elle ne
s'occupait pas de trouver des voyageurs, et du trafic
pour l'alimenter. Quelquefois ces voyageurs, qui,
dans notre cas, sont la population étudiante, viennent
d'eux-mêmes ; c'est qu'alors la voie traverse une
région déjà riche et peuplée. Souvent, dans un pays
nouveau, le chemin de fer précède le mouvement colo-
nisateur et devient par là une œuvre de développe-
ment national. Dans ce dernier cas, il ne suffit pas
de choisir soigneusement son tracé, il faut de plus
déployer les plus grands efforts pour attirer vers cette
région la population et le commerce. Nous avons à
nous ouvrir une voie dans la région non développée de
l'industrie. Le courant du trafic y est à créer. Pour
cela nous avons tout d'abord absolument besoin non
pas seulement de grandes institutions universitaires,
244 l'indépendance économique
mais d'écoles primaires supérieures ou de quelque
chose de semblable.
Nos jeunes gens sont admirablement doués. Pour
les intéresser aux choses industrielles il suffira de les
leur faire connaître. Ils voudront alors voyager
jusqu'au bout de la ligne.
Ici nous trouvons, ce nous semble, une ressource
précieuse dans nos écoles modèles et nos académies.
Ce sont déjà, dans un sens, des écoles primaires supé-
rieures. Mais pour les rendre vraiment utiles au but
que nous avons en vue, il faudrait les modifier consi-
dérablement ; d'abord, pour ce qui est du programme
des études, de façon à en faire de véritables écoles
préparatoires aux industries ; ensuite en les rendant
absolument gratuites, au moins pour les sujets choisis
au concours ; enfin, en instituant un certain nombre
de bourses pour les sujets d'élite qui, faute de
moyens pécuniaires, ne pourraient autrement conti-
nuer leurs études.
Nous croyons qu'un tel système, dirigé par des
hommes compétents et profondément imbus et animés
de l'esprit qui aurait présidé à la création de l'œuvre,
ferait naître en peu d'années la nécessité d'écoles
techniques de toutes espèces, et finirait par assurer
notre supériorité en fait d'instruction industrielle.
Nous aurions, en effet, pour continuer notre image,
deux têtes de ligne : écoles industrielles préparatoires
DU CANADA FRANÇAIS 245
à une extrémité de la voie, écoles de haute science à
l'autre. Entre ces deux points viendraient s'éche-
lonner les statious : écoles d'arts et métiers, écoles
techniques, écoles continuées pour les jeunes ouvriers
et cultivât eurs, lesquelles surgiraient au fur et à
mesure des besoins.
Le courant une fois établi, aucune de ces écoles
ne manquerait d'élèves. A la condition toujours qu'il
y ait organisation du haut en bas. De plus, notre
chemin de fer parcourant un pays nouveau où les
avantages qu'il apporte sont peu connus, il faudra
non seulement préparer des facilités au public
voyageur, mais aussi l'accoutumer à s'en servir. Dans
certains pays cette question serait vite réglée, on
ferait prendre aux gens le train de vive force. Ici
un procédé aussi radical étonnerait un peu trop, il
vaudrait peut-être mieux recourir à la propagande, à
la réclame : il faudrait en un mot le concours actif et
zélé de tous les hommes dirigeants de notre pays, tant
ecclésiastiques que laïques.
Nous avons raison de croire ce concours absolu-
ment assuré, et nous en trouvons une preuve dans
l'initiative prise par le séminaire Saint-Charles-
Borromée, de Sherbrooke, qui a établi un cours
industriel et retenu les services de bons professeurs.
C'est un exemple à imiter. Du reste, les modifications
que nous proposons pour les écoles modèles et acadé-
24H l'indépendance économique
mies sont si simples, si peu coûteuses, elles s'imposent
tellement qu'il n'est pas nécessaire d'insister bien
longuement. Le Conseil de l'instruction publique
pourrait les accomplir presque d'un trait de plume.
Il suffirait de changer la distribution des crédits sans
augmenter sensiblement la somme totale et d'exiger
l'engagement de certains professeurs spéciaux.
Occupons-nous maintenant de la question capitale
de la protection et de l'exploitation des forêts.
XI
L'EXPLOITATION DES FORETS
La question forestière. — Son importance et les
difficultés sociales et économiques qu'elle
pbésente. — Etat actuel de nos forets. — Opi-
nion de Mgr Laflamme sur la manière de les
conserver et de les exploiter. — Ce que de-
mande l'opinion publique. — Ce que font les
GOUVERNEMENTS. — Ce QU'ILS DEVRAIENT FAIRE.
A LA base même de tout projet de développement
industriel dans notre pays, se trouve la question
de la protection et de l'exploitation des forêts, c'est-
à-dire de l'économie forestière. Nous ne pouvons
donc pas nous dispenser de l'aborder. Si nous cons-
tatons au début qu'elle est difficile à traiter, ce n'est
248 l'indépendance économique
pas parce qu'elle est nouvelle pour le public. (1) On
a publié sur les questions forestières un grand
nombre de livres excellents et une masse énorme
d'ouvrages d'une valeur plus di scutable. Rien ne
serait donc plus facile que de faire ici, à bien peu de
frais, un traité très savant sur cet important sujet.
Mais cela nous entraînerait trop loin et ne serait
guère utile.
Nous savons tous à peu près les généralités essen-
tielles. Aux points de vue climatérique, agricole,
industriel et social la forêt permanente est une des
conditions nécessaires à la vie des nations. Sa dispa-
rition n'est pas étrangère à la ruine des grands
empires anciens. La Grèce, autrefois très fertile, est
aujourd'hui dévastée par les torrents qui se précipi-
(1) Mentionnons à titre de curiosité qu'en 1701 le grand ingé-
nieur Vauban écrivit un " Traité de la culture des forêts. " Il
s'occupe de la question de l'exploitation par coupe réglée et donne
d'excellents conseils dont nos sylviculteurs modernes pourraient
profiter. Le sujet est donc loin d'être nouveau. Vauban pose en
principe que la conversation des anciennes forêts et la création de
forêts nouvelles sont d'intérêt public et devraient être dirigées par
l'Etat.
Cet illustre et savant soldat s'est aussi beaucoup occupé dans
ses écrits de la colonie du Canada et si son gouvernement avait
écouté ses conseils, l'histoire de notre pays eût été bien différente
Mais il prêchait dans le désert.
DU CANADA FRANÇAIS 249
tent des cimes dénudées. En Europe, notamment en
France, le même phénomène a commencé à se produire
dans les régions avoisinants les Alpes, les Pyrénées
et le Plateau central. On s'efforce, avec succès,
d'arrêter la destruction au moyen de vastes planta-
tions. On a même fait de la forêt un puissant rem-
part contre les empiétements de l'océan, rempart
plus efficace que les fameuses digues de la Hollande.
Personne n'ignore aujourd'hui que la forêt peut
être cultivée de façon à lui faire donner chaque
année sa moisson, de même que les champs où vien-
nent les légumes et le blé, sans qu'elle s'épuise ni
s'amoindrisse. Tenons donc pour admises toutes ces
belles vérités et contentons-nous, pour le moment,
d'en tirer cette conclusion : protéger la forêt et tout
ce qui tient de la forêt, ce n'est pas laisser en repos
la hache, la scie et le broyeur, mais c'est la cultiver,
afin de lui faire rendre la plus riche moisson possible,
sans qu'elle s'amoindrisse quant à son étendue, et de
manière à la rendre plus riche en essences d'une
valeur industrielle.
On dit tout cela bien souvent dans de fort belles
phrases. Les sylviculteurs officiels deviennent
lyriques. La forêt n'est plus seulement un élément
économique et social, c'est un organisme doué d'une
vie collective distincte de chaque arbre qui la compose.
L'on s'apitoie sur les blessures que l'ignorance lui
250 l'indépendance économique
inflige, l'on enseigne comment il faut s'y prendre
pour les guérir. Mais, et c'est là la vraie difficulté,
dès que quelqu'un, s'avisant de prendre les belles
phrases au sérieux, parle de mettre en pratique ces
excellents conseils et de panser les plaies de ce
précieux organisme blessé, il s'élève aussitôt un
concert de récriminations et de menaces.
Halte-là ! crie d'une voie tonnante le commerçant
de bois. Ces arbres m'appartiennent ; je les ai payés,
je dois pouvoir en faire ce qu'il me plaît.
Pitié ! supplie le colon d'un ton plus faible, vous
voulez donc m'enlever le plus clair de mon gain, me
ruiner complètement, priver ma famille de pain.
Allez, vous n'êtes qu'un barbare et un mauvais
patriote.
Mon ami, vous êtes un peu naïf, disent à leur
tour les gouvernements,avec un sourire de supériorité
indulgente. Vos propositions sont vraiment recom-
mandables et nous y applaudissons en principe.
Si nous gouvernions en théorie, ce serait parfait.
Malheureusement, il n'en est point ainsi et nous
avons besoin de revenus pour administrer la chose
publique. Où donc voulez-vous que nous en trou-
vions si nous cessons de concéder des coupes de bois ?
Comment trouverions-nous des acheteurs pour ces
bois si nous imposions des conditions trop onéreuses ?
Vouloir que nous renoncions à tout cela ! mais c'est
DU CANADA FRANÇAIS 251
absolument impossible. Dans l'intérêt public nous
devons continuer.
Mais l'avenii ! l'avenir ! répond le réformateur, à
ces trois puissances.
Dame, ripostent-elles en chœur, l'avenir fera ce
qu'il pourra. Nous ne nous en soucions qu'en second
second lieu. Franchement, pour tout dire, nous
vivons dans le présent et nous n'avons que faire des
théoriciens et des rêveurs. Si vous savez concilier
les réformes que vous prônez avec les besoins urgents,
les intérêts divers et les droits acquis qui se
coudoient, vous êtes assurément plus habile que
nous et que tous nos devanciers. Faites-nous part
de votre recette.
Voilà comment la question se présente à une
foule d'esprits dans notre pays, qui est pourtant, au
dire des experts, la principale réserve forestière du
globe ! Voilà ce qui justifie ces graves paroles pronon-
cées par M. Mélard au congrès international de sylvi-
culture, à Paris, en 1900 : " Nous consommons en ce
moment non pas le revenu, mais trop souvent le
capital des forêts étrangères qui alimentent l'énorme
importation de l'Angleterre, de la France et de
l'Allemagne. "
L'humble individu qui écrit ces lignes est bien
loin de se croire de force à saisir et à résoudre ces
multiples difficultés. Il n'a rien du preux de la
252 l'indépendance économique
légende qui frappait d'estoc et de taille les monstres
qui surgissaient dans la forêt enchantée. Mais tout
en voulant raisonner, autant que possible, froidement
et méthodiquement, il est de ceux qui ont la foi ; il
est convaincu que le temps aura raison de ces
sophismes, car ce «ont des sophismes : il a aussi cons-
cience d'être appuyé par un fort mouvement d'opi-
nion. On pourrait les comparer, lui et ses amis, à ces
explorateurs qui vont un peu au hasard à la recherche
d'un métal précieux. Ils lavent sans se lasser les
sables des rivières jusqu'à ce qu'entin ils trouvent au
fond de la sébille la paillette étincelante qui les
guidera jusqu'à la mine qu'ils ouvriront. Agitons
donc les sables, cherchons sans cesse l'or des idées.
Une recherche consciencieuse nous le fera trouver.
C'est dans cet esprit que nous écrivons ce qui suit.
Rappelons tout d'abord pour plus de clarté, que la
forêt canadienne appartient en général aux gouver-
nements fédéral ou provinciaux. Les rares forêts des
provinces et territoires du Nord-Ouest sont pour la
plupart du domaine fédéral. Dans les provinces
comme dans les territoires, il existe une certaine
étendue forestière appartenant à des particuliers.
Notre étude s'occupera surtout des premières. Mais
celles de la seconde catégorie ne doivent pas échapper
à certaines lois promulguées dans l'intérêt public.
Un gouvernement peut s'occuper des forêts
DU CANADA FRANÇAIS 253
comme un propriétaire qui les met en valeur.
Il peut en diriger plus ou moins directement
l'exploitation, dans le but d'en tirer des
revenus immédiats ou à venir. Ou encore, n'étant
pas propriétaire du domaine forestier, et consta-
tant que l'intérêt public souffre d'une exploita-
tion vicieuse ou imprudente, il peut, aa moyen de
lois générales, en réglementer l'exploitation.
C'est ce que devront faire la plupart des légis-
latures aux Etats-Unis, où l'on vend au commerçant
non seulement les arbres de la forêt, mais la terre
même qui les nourrit, en pleine prepriété.
Le système canadien, malgré ses graves défauts,
est moins nuisible. Dans notre pays, il est vrai, les
gouvernements ne se sont jamais occupés directement
ou indirectement de l'exploitation scientifique de la
forêt. On s'est contenté de vendre le bois à des
commençants qui, bien souvent, ont abusé d'un régime
qui leur était déjà trop favorable, pour dévaster notre
patrimoine national. Parfois aussi le colon de bonne
foi et très souvent le spéculateur illicite, dans leur
rivalité sourde ou ouverte avec le commerçant, n'ont
pas hésité à le détruire, par haine ou par vengeance.
La propriété forestière s'en est trouvée dépréciée
d'autant et la richesse publique diminuée dans la
même proportion.
Voilà une des funestes conséquences d'une loi
254 l'indépendance économique
vicieuse, tant en principe que dans la manière dont
on l'a appliquée. Le lecteur en trouvera de nombreux
exemples en parcourant les travaux de la dernière
commission de colonisation de la province de Québec.
Il est donc nécessaire d'examiner tout d'abord
jusqu'à quel point les gouvernements et particulière-
ment les gouvernements can adiens doivent intervenir
dans les questions forestières.
En parlant, dans une étude antérieure, de la
nécessité d'une politique industrielle, nous avons cité
l'opinion de M. Paul Leroy-Beaulieu. Selon cet
économiste, l'Etat, dans les pays nouveaux, doit
conserver la propriété du domaine forestier et des
forces hydrauliques qui en tiennent. C'est à ce
prix qu'il évitera aux peuples du nouveau monde
toutes les grandes difficultés économiques dont souf-
frent aujourd'hui les peuples plus anciens. Ce
principe suppose un certain entretien et même une
sage exploitation par l'Etat même. Cet écrivain,
une autorité en matière d'administration h'nnancière,
(1) ne proposerait certes pas à un peuple d'éviter
des difficultés économiques en laissant sa principale
source de richesse improductive. Mais n'ayant pas à
(1) Il fut consulté par les banques françaises au sujet des
derniers emprunts russes qu'on a lancés à Paris.
DU CANADA FRANÇAIS 255
écrire un traité spécial sur la question, il s'est
borné à l'énoncé du principe.
M. Ernest Brunken, secrétaire de la commission
forestière du Wisconsin, entre plus avant dans la
question. Son livre North American Forests and
thiir relation to the National Life of the American
P^ople, publié en 1900, fait autorité sur notre
continent. " Evidemment, dit-il, l'Etat pourrait agir
comme un propriétaire particulier, il pourrait exploiter
ses forêts d'après de bonnes méthodes de sylviculture
et en tirer le plus fort revenu possible. C'est ce que
font beaucoup de pays européens où la sylviculture
est florissante. L'on Sait que plusieurs pays de
l'empire Allemand aussi bien que la France tirent de
leurs forêts publiques une part considérable de leur
revenu.
" Les objections tant politiques qu'économiques
qu'on peut offrir à l'encontre d'une telle méthode
sont faciles à énoncer. Ce sont celles que l'on fait
valoir contre toute entreprise commerciale conduite
par les autorités publiques. Cultiver la forêt pour
en vendre le produit n'est pas une fonction qui
convient à un gouvernement. Cela sent le paterna-
lism, le socialisme; la politique généralement acceptée
du peuple américain s'y oppose. Nier la valeur de
ces objections serait folie. Sans discuter l'opportunité
de ces mesures socialistes, nous dirons seulement que
256 l'indépendance économique
nul gouvernement américain, d'ici à de longues
années, ne deviendra commerçant forestier dans le
seul but de se créer des revenus.
"Mais pour d'autres raisons il peut être opportun
de maintenir la permanence des forêts publiques, et
alors la question du revenu ne sera que secondaire, à
côté de considérations plus importantes. Si un Etat
ou le gouvernement fédéral constatait que l'existence
permanents de forêts capables de produire du bois de
commerce et autres produits forestiers était absolu-
ment nécessaire dans l'intérêt public, et que l'on ne
pouvait s'en rapporter à des particuliers pour la
conservation de ces forêts, alors la politique du
maintien des forêts par le public pourrait être adoptée,
malgré les objections ci-dessus -mentionnées.
" J'ose dire que seuls les partisans outrés d'Adam
Smith voudraient contester qu'il e:-st du devoir de
tout gouvernement d'empêcher, s'il est possible, la
disparition de tant d'industries importantes qui tirent
de la forêt leur matière première. La majorité du
peuple américain, qui favorise le système d'un tarif
protecteur, ne s'opposerait pas à un système raison-
nable de protection intérieure pour la conservation
de cette source vitale de la richesse nationale, et si le
peuple se convainc que l'administration gouverne-
mentale seule peut assurer la permanence de la forêt,
DU CANADA FRANÇAIS 257
les fantômes du paternalixm et du socialisme ne les
effraieront pas."
Nous avons cité tout au long ce passage du livre
de M. Brunken, parce qu'il y pose d'autorité les
principes qui nous paraissent devoir guider les gouver-
nements dans l'œuvre de la protection des forêts.
Le gouvernement doit intervenir lorsqu'il constate
que leur permanence est menacée. Ne l'oublions pas,
il ne s'agit pas ici seulement de la conservation d'un
appoint économique, c'est l'existence même de la
nation qui est mise en question par l'amoindrissement
de la forêt. Or quelle est la situation du Canada
sous ce rapport ? Nous la trouverons résumée dans
un document officiel d'une haute importance. En
1894, le gouvernement fédéral rit une enquête sur les
richesses forestières du Canada. Elle fut conduite
par M. George Johnson, statisticien fédéral. Le
rapport est volumineux ; mais les conclusions sont
courtes, claires et désolantes. Les voici textuellement:
lo Le pin de première qualité a presque entière-
ment disparu.
2o II reste une quantité considérable de pin de
qualité inférieure.
3o 11 reste beaucoup de bois d'autres essences.
4o Le moment approche rapidement où, si l'on
excepte l'épinette. pour ce qui est du bois, et la
258 l'indépendance ÉCONOMIQUE
Colombie-Britannique parmi les provinces, le Canada
cessera detre un pays exportateur de bois.
Telle était la situation officiellement constatée en
1894. Ce rapport a eu pour résultat l'établissement
d'un service de garde-forestiers, ce qui est déjà
quelque chose, mais pas assez puisqu'on n'a pas
encore reconnu la nécessité d'un régime forestier,
essentiel, dit M. G. Huffel, " par la difficulté, toute
particulière aux forêts, de distinguer le capital, qui
doit rester intact, du revenu qui doit être livré à la
jouissance du présent. Cette distinction, aussi délicate
qu'indispensable, ne peut être faite que par des
hommes intéressés et compétents." Une société des
industries forestières serait en mesure de fournir au
pays de tels hommes.
Depuis cette époque la situation s'est modifiée,
puisqu'on a découvert, grâce aux études d'un savant
alleu nid, la valeur immense de l'épinette. M. John-
son a lui-même signalé ce changement dans un
rapport subséquent. Nous avons causé avec lui à ce
sujet et il nous a fait remarquer combien il serait
facile et avantageux d'exploiter l'épinette au moyen
de la coupe réglée. La chose se fait déjà par des
compagnies d'exploitation opérant dans nos forêts et
dirigées par des Européens. Les directeurs de ces
exploitations ont déclaré à M. Johuson, ainsi qu'à
l'auteur, que leurs concessions de cou^e seront pour eux
DU CANADA FRANÇAIS 259
*
une source perpétuelle de revenu. C'est là, malheureu-
sement, une exception. Au point de vue national de la
permanence de la forêt, au point de vue économique
de la réaction contre les inutiles sacrifices, la situation
générale reste la même. Nous sommes toujours, en
tant que nation, menacés des conséquences ruineuses
des anciennes méthodes ; comme l'humus de nos
coteaux qui se dénudent, nous nous laissons avec
insouciance emporter par le courant.
Il n'y a pas à se le dissimuler, le moment est
venu où le peuple du Canada, et plus particulière-
ment celui de la province de Québec, est appelé à
prendre de sérieuses déterminations.
Sa position n'est pas sans analogie avec celle du
peuple de la Grande-Bretagne à la veille de l'abolition
des corn-laws. Cette réforme qui a exercé une
influence si puissante sur la destinée des peuples
Anglo-Saxons, battait en brèche un système tradi-
tionnel. On demandait aux pouvoirs publics d'adopter
un principe fondamental de gouvernement compor-
tant une orientation toute nouvelle de la politique
économique et fiscale du royaume. Chose grave,
difficile, impossible même, en apparence. Cependant
cette chose impossible est devenue une réalité vivante
qui a contribué à faire de l'empire britannique le plus
puissant des empires.
C'est d'un changement aussi radical que dépend
2t 0 l'indépendance ÉCONOMIQUE
l'avenir industriel du Canada oriental. Mais personne
ne doit s'en effrayer, car dans la pensée de ceux qui
partagent cette manière de voir, ce changement
n'aurait rien de révolutionnaire. Il s'agit d'une
évolution saine, et aussi graduelle que le veut la
prudence, évolution qui ne toucherait en rien aux
droits acquis, qui n'entraînerait même pas nécessai-
rement des règlements commerciaux prohibant direc-
tement l'exportation du bois de commerce et du bois
d'œuvre. Le succès, suivant nous, doit dépendre
d'autres causes plus puissantes. On a donc eu tort
de citer, comme à l'encontre de notre raisonnement, les
arguments de M. Dubuc, dont la récente brochure a
été fort commentée par les journaux. La thèse que
soutient cet écrivain, qui est en même temps le
secrétaire d'une compagnie industrielle, c'est qu'il ne
faut pas prohiber l'exportation du bois de pulpe,
parce que :
lo La forêt d'épinette se renouvelle en vingt-
cinq, trente, ou au plus cinquante ans.
2o La richesse forestière est périssable ; elle peut
être détruite par le feu ou par les insectes.
3o Des changements économiques peuvent annuler
la valeur de nos forêts
L'on pourrait, sans doute, invoquer certaine?
considérations à l'encontre de ces trois propositions :
lo Que les forêts ne se renouvelleront que si on a
DU CANADA FRANÇAIS 261
recours à la coupe réglée, ce que le régime actuel
rend très difficile.
2o Que la surveillance et la culture diminuent
les dangers de la, destruction, mais qu'il faut que
le peuple tout entier y soit intelligemment intéressé
pour que l'on puisse surveiller et cultiver la forêt.
3o Qu'il n'est pas probable qu'un changement
industriel quelconque puisse jamais sérieusement
diminuer la valeur économique et commerciale du
bois. Au contraire, comme il est admis par les
savants que le développement industriel du monde
n'est qu'à son début, il est plus probable que cette
matière première de tant d'industries deviendra plus
précieuse avec les années. Cependant, même si ces
propositions restaient debout et intactes, elles ne
diminueraient en rien la force de notre raisonnement,
lequel repose sur des bases tout autres, comme le
lecteur a pu déjà le constater.
Mais, lorsque nous examinons les conclusions qui
semblent découler naturellement du plaidoyer de M.
Dubuc, il faut mettre de côté les réserves. De ce que
notre domaine forestier soit périssable et qu'il faille
de grands soins pour le conserver, il ne s'ensuit
nullement que nous devions le sacrifier au plus vite
et compléter à brève échéance un désastre national
afin de nous débarrasser des soucis que nous cause
notre richesse. Ce serait là le comble de la déraison.
262 l'indépendance économique
La saine raison ne veut-elle pas que, dans de telles
circonstances, le Canada oriental et plus particulière-
ment la province de Québec, adopte, aussi rapidement
que possible, une vraie politique industrielle, scienti-
fique, énergique et progressive, qui assurera et la
permanence de notre richesse forestière et son exploi-
tation intelligente pour le plus grand bien de tous
les Canadiens ?
Ces conclusions sont tellement logiques que nous
osons dire que personne ne réussira jamais à les
réfuter. Elles s'imposent. Nous devons, nous montrer
aussi sages et aussi courageux que se montra le
peuple anglais, et ne pas craindre de changer l'orien-
tation générale de notre politique forestière indus-
trielle. C'est là la véritable voie où il faut faire
entrer le peuple. Les pouvoirs publics peuvent y aider
puissamment en lui ouvrant en haut les portes du
développement industriel, tandis que la science sociale
et l'instruction industrielle pénétrant dans ses masses
profondes feront tourner tous les yeux vers cette
terre promise de l'avenir.
Osons dire toute notre pensée. Nous croyons
qu'il serait sage de promulguer des lois fondamentales
avant même que ce travail préparatoire soit terminé.
Dans la grande majorité des cas, la civilisation et les
mœurs devancent la loi, mais l'on peut citer des
exemples du contraire et le plus éclatant se trouve
DU CANADA FRANÇAIS 263
dans l'Ecriture même. L'histoire des Hébreux nous
enseigne qu'un devoir sacré s'impose aux conducteurs
des peuples lorsqu'ils se trouvent en présence d une
de ces questions exceptionnelles dont peut dépendre
la force et la vie même de la nation dont la Provi-
dence leur a confié la direction.
Ces raisonnements ne viennent pas de nous. En
une matière aussi grave nous préférons nous appuyer
à chaque pas sur une autorité dont tout le monde
admettra la valeur C'est ainsi que nous avons cité
M. Paul Leroy-Beaulieu, MM. Ernest Brunken,
Mélard et Huffel lorsqu'il s'est agi de poser les
principes généraux, et M. George Johnson pour
montrer l'état actuel de nos forêts, en tenant compte
des changements survenus depuis son rapport. Un
savant canadien va nous indiquer les remèdes prati-
ques et urgents qu'il importe d'appliquer. Voici
comment s'exprimait récemment monseigneur Laflam-
me, dans un journal de Montréal. Son langage clair,
simple et modéré, joint à la grande autorité dont
il jouit, donne à cette pièce une très haute importance.
" La Providence, dit Monseigneur Laflamme, a
donné a la province de Québec deux grandes sources
naturelles de richesse : l'agriculture et l'exploitation
des forêts. Comment devons-nous en user ?
" La réponse vient d'elle-même. En effet, il ne
s'agit pas ici de mines, ou l'intérêt consiste à produire
264 l'indépendance économique
le plus possible et dans le moins de temps possible,
les dépôts devant nécessairement s'épuiser un jour,
sans espoir de régénération. Et, dans ces conditions,
du moment que le marché n'est pas exposé à de trop
fortes fluctuations, l'intérêt de l'exploiteur, comme
l'intérêt public, est de faire produire au capital placé
un rendement aussi rapide que iaire se peut, afin de
le consacrer ensuite à autre chose.
" Mais il en est autrement de l'agriculture et des
forêts. Si on leur demande un rendement excessif,
on l'aura peut-être, mais ce sera au risque d'un épui-
sement à peu près irréparable. Et ces deux grands
facteurs de la fortune publique disparaîtront ou
seront très gravement compromis.
" L'intérêt général demande, exige donc une utili-
sation rationnelle de ces richesses. A tout prix, il
faut en assurer la perpétuité. Et, pour nous borner
exclusivement à la très importante question des
forêts, notre province doit tenir, envers et contre
tous, à les conserver dans toute leur intégrité, partout
où les intérêts bien compris de la colonisation et de
l'agriculture n'en demandent pas la disparition.
" Est-ce à dire que nous devions ne pas en
permettre l'exploitation, ne plus vendre aux mar-
chands de bois ce que nous appelons les " limites "
forestières, et révoquer les ventes qui ont déjà été
faites ? Pas le moins du monde. Il y a, de ce côté,
DU CANADA FRANÇAIS 265
une source abondante de revenu que nous aurions
bien tort de ne pas utiliser. Continuons donc, si nous
voulons, à vendre des " limites " ; mettons-y seule-
ment une grande discrétion. Traitons cette vente
comme une question d 'affaires. Et, comme on le fait
dans tout marché bien entendu, imposons à l'ache-
teur des conditions qui garantissent cette richesse
nationale contre tout danger de destruction, contre
tout gaspillage.
" La valeur des produits forestiers augmente d'un
jour à l'autre. Tout dernièrement, un journal amé-
ricain disait que, dans vingt -cinq ans cette augmen-
tation atteindra cinquante pour cent de la valeur
actuelle. Alors, sachons exiger des acheteurs une
rente foncière qui s'accroisse en proportion de la
valeur du profit qu'ils retirent. Forçons-les à exploiter,
dans un laps de temps raisonnable, la propriété qu'ils
ont acquise, et sachons ainsi les empêcher d'immobi-
liser, dans un but de spéculation privée, des valeurs
qui. en tin de compte, font partie du domaine public.
'• Avant de vendre, que les autorités se renseignent
consciencieusement sur les " limites " qu'elles mettent
en vente. Qu'elles sachent la quantité, la qualité des
bois qui la recouvrent, et, pour cela, qu'elles en fas-
sent faire l'exploration par des hommes entendus,
indépendants de toute influence et de toute coterie.
" Puis, une fois la " limite " vendue, on devra
266 l'indépendance économique
surveiller de très près l'exploitation qui en est faite.
Les règlements du département des Terres devraient
être suivis à la lettre, à propos de la dimension des
arbres à abattre. Il y aurait lieu de les compléter
en obligeant les bûcherons à ne pas briser, dans
l'abatage des arbres, les tiges encore jeunes, et à ne
pas en retarder la croissance. C'est l'avenir de la
forêt qui est en jeu. Pourquoi encore ne pas exiger
que l'on coupe les menues branches, que l'on dépèce
les têtes, de façon que tous ces déchets reposent immé-
diatement sur le sol où ils auront bientôt fait de
pourrir ? Actuellement, d après ce que l'on dit, rien
de tel ne se pratique. On laisse têtes et branches
comme elles se sont trouvées à la chute de l'arbre ; le
tout se dessèche, et, après un an ou deux, une "limite"
exploitée de cette façon est idéalement préparée à
devenir la proie d'un incendie désastreux, qui aura
été allumé par l'imprudence d'un passant ou le feu
du ciel.
•' Tout cela demande de la surveillance, et cette
surveillance, ne peut être exercée que par des gens
bien au fait, capables d'y consacrer tout le temps
nécessaire.
" Cela relève, dit-on, des gardes forestiers. Très
bien, mais alors ayons des employés qui soient abso-
lument compétents, et, pour cela, payons-les convena-
blement, afin qu'ils trouvent dans leurs professions
DU CANADA FRANÇAIS 267
ou métiers, le moyen de vivre honnêtement, sans
être exposés à se laisser influencer par les pots-de-
vin des marchands intéressés.
" Et ces gardes forestiers, on ne peut les impro-
viser. Parce que M. A. ou M. B. est rouge ou bleu,
ce n'est pas une raison pour lui confier des intérêts
publics aussi importants. Sachons regarder plus
haut que ces mesquines parti sanneries. Nos gardes
forestiers devraient être en dehors de tout parti poli-
tique, tout comme le Conseil de l'Instruction Publique.
Enfin, si ces employés doivent être instruits — ce
dont personne ne doute — sur tous les points qui
regardent l'accomplissement de leurs fonctions,
instruisons-les en fondant une école forestière.
" On parle beaucoup à l'heure actuelle d'écoles
techniques ; on voudrait en voir surgir à droite et à
gauche. Assez souvent, ceux qui crient le plus fort
restent tout interloqués lorsqu'on leur demande
quelle espèce d'école ils veulent avoir, car il y en a
de plusieurs sortes. Ces institutions, quel que soit
leur but, sont assez coûteuses, et s'il fallait en créer
pour chaque industrie, pour chaque métier, le budget
provincial en serait lourdement taxé.
" Eh bien ! parmi toutes ces écoles, celle qui presse
le plus, et d'un grand bout, c'est une école forestière
— une école où l'on enseignerait la technologie de
nos forêts, puisqu'on semble tant tenir à l'expression
268 l'indépendance économique
On y étudierait comment nos arbres poussent et se
multiplient, à quel âge les différentes essences attei-
gnent leur maturité, quelles sont les maladies qui
peuvent leur faire tort, quelle en est la valeur com-
merciale, en quels endroits de la province chacune
d'elles est localisée, quelle en est la quantité, etc.
" Ces connaissances une fois acquises, on pourra
faire des règlements qu'on ne sera pas obligé de
modifier tous les deux ou trois ans. On commencera
à voir clair dans cette souverainement importante
question de nos bois, ou, si l'on aime mieux, on y
verra plus clair.
" Sans doute, nous ne pouvons pas songer à faire
ici tout ce qui se fait ailleurs, en Europe, par
exemple. Les conditions différentes où nous nous
trouvons devront amener des modifications dans la
manière de traiter nos forêts. Mais il serait bon tout
de même de commencer par connaître ce qui se
pratique dans les autres pays civilisés au sujet de
l'exploitation des forêts. On trouvera que partout
cette industrie est sévér ement réglementée, que rien
n'est laissé au caprice ou à la rapacité des exploi-
teurs, sur lesquels, d'ailleu rs, les employés du service
forestier ont constamment les yeux. Cette enquête
nous mettra en mesure d'étudier plus méthodique-
ment nos propres forêts et d'en assurer une exploita-
tion, rémunératrice, je le veux bien, mais surtout
DIT CANADA FRANÇAIS 269
scientifique, qui en assurera la perpétuité, et ce sera
énorme.
" Tout cela, certes, n'est pas l'œuvre d'un an ou
deux ; les bois croissent lentement, le régime des
forêts ne se modifie qu'à la longue. Il faudra savoir
attendre. De plus, les nouveaux règlements feront
peut-être crier bien fort les intéressés, eux qui pensent
plus volontiers au présent qu'à l'avenir. Il n'y aura
qu'une chose à faire : laisser crier et s'avancer lente-
ment mais sûrement vers le but qu'on se sera proposé.
Dans ces conditions, nous serons certains d'avoir
travaillé efficacement pour le bien public et d'avoir
assuré pour toujours une des grandes ressources de
notre richesse nationale."
Personne ne peut douter que monseigneur
Laflamme n'exprime ici l'opinion de toute la portion
saine et modérée de la province de Québec. Cette
opinion, qui s'affermit et se recrute tous les jours,
demande qu'on proclame en principe et qu'on accepte
comme base de toute l'administration forestière la
permanence de la forêt et de tout ce qui tient de
la forêt. Il faut qu'elle reste intact quant à son
étendue, sauf pour ce qui est des défrichements
légitimes faits par les colons de bonne foi ; intacte
surtout quant à sa valeur économique, commerciale
et industrielle.
L'opinion demande qu'on cesse de concéder le;-
270 LINDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
coupes de bois et les chûtes d'eau aux conditions
actuelles ; que les coupes et les forces motrices,
naturelles concédées à l'avenir, le soient à charge de la
coupe réglée, d'une culture et d'une exploitation, qui
assureront le maintien intégral de l'étendue territoriale
en forêt et de la valeur économique en essences; que
toute concession forestière ou hydraulique consentie
par les pouvoirs publics, le soit pour un temps tixe et
limité, par bail emphytéotique qui deviendra nul de
plein droit dès que le locateur négligera d'en accomplir
les conditions.
Et l'on aurait raison de demander cela quand
même il serait vrai que la forêt fut inépuisable,
ou qu'il en restât encore, comme l'aflirme M. Alex.
Girard, de quoi fournir au gouvernement " un revenu
en droits de coupe, de $4,214,594 par année pendant
cent ans, pour la première coupe seulement," ce qui
est fantaisiste. Car, encore une fois, de ce que notre
forêt fut inépuisable, il ne s'en suivrait jamais que
nous ne devrions pas l'utiliser au profit des Canadiens.
Emparons-nous de l'industrie ! voilà la thèse que
nous soutenons dans ces études, et nous ne devons
pas nous en écarter.
L'Ontario est déjà entrée dans ia voie de ces
réformes, qui sont, en effet, la base nécessaire de
toute bonne politique forestière et industrielle dans
notre pays. Cette province procède peut-être un peu
DU CANADA FRANÇAIS 271
lentement. Elle désire, sans doute laisser à l'opinion
le temps de s'affirmer. Ses hommes publics, comme
les nôtres, savent bien que de tels changements, loin
de diminuer les revenus des gouvernements provin-
ciaux, les augmenteront au contraire énormément, à
la longue, pourvu qu'on ait soin de s'occuper attenti-
vement et systématiquement du développement des
vraies industries forestières. Mais bien que rassurés
pour ce qui est des revenus à venir, on semble
craindre de part et d'autre que les revenus présents
soient dangereusement affectés par un changement
trop brusque dans la politique forestière.
Tout en ne partageant pas cette opinion, tout en
croyant sincèrement que les réformes que nous
exposons ici, loin de diminuer les revenus immédiats
de la province, les augmenteraient au contraire consi-
dérablement, nous devons la respecter. Ne demandons
donc pas que l'on change de système du jour au
lendemain. Qu'on procède lentement et avec circons-
pection, qu'on étudie un projet de réforme, qu'on
l'applique graduellement et d'abord sur un espace
restreint du territoire. Nous ne demandons pa^
autre chose pour agir sur l'opinion.
" Il importe de noter, dit M. de Lanessan, un
ancien membre du cabinet français, que l'évolution
de l'opinion individuelle est toujours en avance sur
celle de la morale sociale et gouvernementale." Il
272 l'indépendance économique
est très vrai, sauf les grandes exceptions que nous
avons signalées plus haut, que les gouvernements ne
peuvent entreprendre d'importantes réformes que lors-
que l'opinion publique les y pousse ; mais tous les
hommes éclairés peuvent aider à former l'opinion ;
mais les pouvoirs publics ne demandent certes pas
mieux que de voir se produire une saine orientation
de cette opinion. Et tout le monde sait bien que
lorsque le public a vraiment accepté en principe
quelque réforme importante, nulle difficulté adminis-
trative ne peut en empêcher la réalisation.
Depuis que cette étude a paru dans la Revue Ca-
nadienne, il n'est déjà produit des changements
favorables. Le gouvernement d'Ontario a confié
les forces hydrauliques à une commission dont le
devoir est de les protéger et de distribuer l'énergie
électrique qu'elles produisent aux municipalités qui
lui en font la demande. Le gouvernement de Québec
a, cette année, (1906), loué les chutes d'eau à bail
emphytéotique, au lieu de les vendre. Il a de plus
établi une vaste réserve forestière dans le nord.
Cela, à notre avis, n'est pas encore assez, mais c'est un
progrès énorme qui doit réjouir tous ceux qui s'inté-
ressent à l'avenir. C'est une preuve nonseulement
du bon vouloir des autorités, mais aussi d'un mouve-
ment sérieux de l'opinion publique dans la bonne
direction.
DU CANADA FRANÇAIS 273
Que tous les cœurs patriotiques s'appliquent donc
à former l'opinion. Le jour où cette opinion sera née,
l'expérience que nous esquissons dans ces études
n'offrira absolument aucune difficulté pratique. Et si
au bout d'une décade, l'on constatait qu'elle n'avait
pas réussi, rien n'empêcherait que, de consentement
unanime, on l'abandonnât.
Cette éventualité n'est pas à craindre. Qu'on
vienne donc aujourd'hui proposer aux cultivateurs
du Canada oriental de renoncer à l'industrie laitière !
Après dix ans du système réformé que nous propo-
sons, il serait tout aussi impossible d'induire la
population à renoncer à l'industrie forestière. Après
vingt ans la face du pays sera changée, la province
de Québec contiendrait dix millions d'âmes et ses
exportations dépasseraient de beaucoup le chiffre
actuel de toutes les exportations canadiennes. La
réserve forestière du monde serait en exploitation
scientifique. Il est évident que les revenus provin-
ciaux auraient augmenté dans les mêmes proportions
d'une façan permanente et sans aucun sacrifice du
domaine public.
Quoique nous fassions, du reste, les capitaux
industriels viendront bientôt se déverser sur notre
pays. Leur effet sur notre avenir dépendra en partie
de leur provenance. Ceux qui nous viendront des
274 l'indépendance économique
Etats-Unis s'accommoderont assez facilement du désor-
dre économique actuel lequel ressemble à la condition
où se trouvait leur propre pays à l'époque peu éloignée
où l'on disait, dans la grande république, comme
nous disons maintenant ici : la forêt est inépuisable !
Ces capitaux seront moins puissants, comme chiffre,
que le seraient les capitaux européens ; ils les exclu-
raient néanmoins/si nous leur donnions carte blanche,
parce que, étant moins stables et moins conserva-
teurs, ils établiraient la fabrication intensive, recher-
cheraient les profits invraisemblables, cueilleraient
rapidement ce que nous avons de meilleur ; puis,
dans quelques années, ils s'en iraient en ne nous
laissant que des ruines.^
Ce serait la répétition, sur une plus grande
échelle, de la ruine des pays antiques, la répétition de
ce qui s'est passé aux Etats-Unis, mais avec des
conséquences infiniment plus désastreuses, puisque
nos forêts sont notre tout, tandis que les Etats-Unis
ont d'autres ressources et un climat qui ne dépend
pas aussi absolument de la permanence de la forêt.
Nous ne pourrions jamais leur imposer des taxes ni
les forcer à l'observance des lois, car le caractère
particulier de ceux qui manient ce capital est la
domination quasi brutale.£_De sages lois faites main-
tenant lui rendront l'accès difficilg^ Il est important
pour l'avenir que nous les inscrivions sans retard
DU CANADA FRANÇAIS 275
sur nos statuts et que nous les mettions rigoureuse-
ment en vigueur.
Ces mêmes lois décourageront beaucoup moins le
capital anglais et européen accoutumé à opérer dans
un milieu mieux ordonné. Des lois protégeant la
forêt, loin de repousser ce capital, l'attireraient, au
contraire. Il y trouverait la garantie de permanence
qu'il recherche ; il s'établirait au Canada, et seconde-
rait puissamment l'effort des autorités. Il ne viendrait
pas non plus, comme le capital américain, par bribes
isolées. Il s'implanterait en masses imposantes, ou il
ne viendrait pas du tout. Il est bien connu, en effet,
que le capital belge et français se prodigue par
centaines de millions, là où quelques millions isolés
ne se risqueraient pas. C'est ce qui fait sa force.
C'est pour cela qu'on le retrouve dans toutes les
parties du monde, notamment en Russie, en Chine.au
Congo. Il ne s'isole pas, il se groupe et il s'organise.
Cette observation n'est pas de nous. Elle résulte de nos
conversations avec une foule d'Européens éminents
qui tous tiennent le même langage.
Ce qu'il vous faut, nous disent-ils, ce ne sont pas
tant des immigrants agricoles, bien que cette classe
d'hommes soit toujours très utile, ce sont surtout
des capitaux entre les mains d'industriels savants et
expérimentés qui créeront dans votre pays une classe
dirigeante industrielle.
276 l'indépendance économique
Nous ne sommes pas hostiles à l'entrée du cajiital
étranger dans notre pays ; et aux conditions que
nous venons de définir, nous croyons même qujl
sprait_saw dp faire dus efforts pour l'attirer. N 'ou-
blions pas cependant que cette ressource ne dépend
pas de nous et qu'en dernière analyse_ngiia ne devons
mmpuai-j|iip, sur nous-mêmes. Aussi croyons-nous
pouvoir démontrer qu'il nous est très possible
d'atteindre le développement industriel sans aucun
secours étranger. C'est à cette œuvre que devrait
travailler une société des industries forestières. Au
chapitre prochain, nous examinerons plus en détail
quel pourrait être son mode de fonctionnement.
XII
ORGANISATION DES INDUSTRIES
FORESTIÈRES
Rôle essentiel d'une société des industries
forestières. — son action dans le pays et à
l'étranger. — Formation de syndicats de
colons. — Etablissement de grandes fabriques
— Perfectionnement du système de crédit
industriel. — effets presque certains d'une
telle organisation.
L'OEUVRE d'une société des industries forestière»
, doit reposer sur l'instruction industrielle du
peuple, — chose qu'il ne faut pas confondre avec l'ins-
truction technique, — sur l'exploitation scientifique des
forêts et sur le prêt ou plutôt le crédit industriel. Les
études précédentes ont touché brièvement aux deux
premiers points. Pour rester fidèle au canevas que
nous avons adopté celle-ci devrait traiter du crédit
industriel, c'est-à-dire de cette organisation financière
absolument indispensable au succès d'une politique
278 l'indépendance économique
industrielle, même dans les pays où les capitaux
disponibles sont plus abondants qu'ils ne le sont ici.
Nous n'y consacrerons cependant que quelques pages,
non pas faute de matériaux, mais parceque nous ne
nous sentons pas de force à traiter ce sujet à fond,
comme pourrait le faire un spécialiste en la matière.
Nous avons dit qu'une bonne organisation du
crédit industriel est indispensable. S'il était besoin
de prouver que c'est bien là le mot dont il faut se
servir, l'histoire nous offrirait en abondance des
exemples et des arguments. Même au Moyen-âge,
qu'on prétend avoir été si barbare, la banque était
déjà l'auxiliaire obligé du fabricant.
L'idée d'une caisse nationale prit naissance en
Angleterre vers 1651, au moment où le peuple anglais
commençait à ressentir le besoin d'un plus ample
développement économique. On voulut alors encou-
rager de toutes les façons la manufacture et le com-
merce du drap. L'un des principaux intéressés était
un certain sir Balthazar Gerbier. Il était de l'école
de ces négociants de Londres dont l'histoire a immor-
talisé le patriotisme assez machiavélique. Quelques
années auparavant, ceux-ci avaient induit les
banquiers génois à manquer de parole envers le roi
d'Espagne, ce qui retarda de plus d'une année le
départ de l'Armada dite invincible et sauva probable-
ment l'Angleterre d'une seconde conquête. Gerbier
DU CANADA FRANÇAIS 279
proposa à son gouvernement l'exemple de la France,
qui, à cette époque, fournissait de drap la moitié de
l'Europe et dont les principales filatures se groupaient
autour de Sedan. Et afin d'imprimer une plus grande
activité à la fabrication anglaise qui languissait, il
émit l'idée de la création d'une banque de paiements
dans la cité de Londres. La banque fut établie, et à
partir de cette époque l'industrie anglaise se déve-
loppa rapidement, au détriment graduel de celle delà
Flandre et des autres parties de la France manufac-
turière.
Ce résultat, qui contient pour nous un précieux
enseignement, s'explique en partie par la supériorité
manifeste de la jeune banque d'Angleterre, sur les
autres institutions de crédit existant à cette époque,
tant en France qu'en Italie, en Suède et en Hollande,
dont la fondation était plus ancienne et le système
moins parfait. Celles-ci cependant, chacune en son
temps, furent pour les pays où elles prirent naissance,
une source puissante de prospérité commerciale et
industrielle ; chacune successivement fut la manifes-
tation d'un progrès qui s'est continué depuis et se
continue encore.
Aujourd'hui, tous les pays du monde ont leur
système de banque et de crédit de plus en plus perfec-
tionné. Sous ce rapport, le Canada est loin de tenir
le dernier rang : malheureusement, au point de vue
280 l'indépendance économique
particulier qui nous occupe, on ne peut non plus lui
accorder le premier. Pour le crédit industriel, il
semble que ce soit encore sur l'Allemagne qu'il faille
nous orienter. Le système de caisses allemandes est,
en effet, admirable ; s'il faut en juger par ses fruits
c'est le plus parfait qui existe. Favorisées de toute
manière par la loi et par les pouvoirs publics, ces
caisses ont fait la prospérité économique de ce pays.
En Allemagne, la banque offre aujourd'hui au négo-
ciant et à l'industriel une aide qui ne lui fait jamais
défaut : elle lui ouvre la voie, le soutient et l'accom-
pagne jusqu'à la fin de sa carrière. Elle commandite
les grandes entreprises, mais elle se met aussi à la
porté des petites et même des individus sans autres
ressources que leurs connaissances et leur intégrité.
Elle fait des avances pour la fondation d'usines et
d'exploitations industrielles et commerciales ; pour les
missions, les recherches et les études ; elle coopère à
la formation des fonds d'exploitation ; et lorsque le
capital se trouve entraîné au loin, souvent elle le suit
au moyen de ses succursales, pour le surveiller et le
soutenir.
Sans doute, la plupart des rouages inférieurs d'un
pareil système ne peuvent manquer de se constituer
par l'initiative individuelle dans tous les pays où le
besoin s'en fait sentir. Ce fut le cas en Allemagne.
Nous avons même signalé dans notre pays et non loin
DU CANADA FRANÇAIS 281
de Québec certaine caisse populaire constituée d'après
le système coopératif qui ne peut manquer de rendre,
dans le champ de ses attributions, de très grands
services. Mais au début, l'influence de telles caisses
est nécessairement limitée.
Pour exercer une action générale dans un pays
comme le nôtre, au moins aussi dépourvu de capital
actif que l'était l'empire allemand au milieu du
dix-neuvième siècle, il faudrait qu'on fondât, par
l'initiative des intéressés, mais avec l'appui des
pouvoirs publics, une institution se rapprochant par
son organisation de la Caisse centrale prussienne.
L'objet de cette institution est " de venir en aide aux
syndicats d'associations par des prêts à intérêt
C'est une institution dirigée, surveillée et dotée par
l'Etat d'un capital initial de cinq millions de marcs,
élevé successivement à cinquante millions; elle est
sous la dépendance du ministère des Finances, tout
en gardant son autonomie." L'intention de ses
fondateurs fut de venir en aide à l'industrie ;
intention qui s'est réalisée au delà de toutes les
espérances. Les associations d'industriels qui profitent
de ces prêts comptent environ 800,000 membres.
L'intérêt exigé est de 3 p. c. sur environ 155 millions
de marcs prêtés.
Ces renseignements sont puisés pour la plupart
dans un rapport présenté en 1903 à la fédération des
282 l'indépendance économique
industriels et commerçants français, par M. F. de
Ribes Christofle et reproduit par M. Maurice Schwob
dans son récent et très remarquable ouvrage : Avant
la bataille. Nous les résumons ici pour prouver la
nécessité d'un système scientifique de crédit industriel.
Le succès si extraordinaire des caisses allemandes
devrait être pour nous une leçon inoubliable, car,
nous l'avons dit, à l'époque de leur fondation,
l'Allemagne n'était guère plus riche en capitaux,
toute proportion gardée, que n'est aujourd'hui le
Canada. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet et il
serait important qu'on le dise à notre public. Cepen-
dant, nous évitons à dessein d'entrer dans les détails,
parceque nous ne nous sentons pas de force à aborder
sérieusement une question de cette importance,
laquelle ne saurait être traitée avec autorité et fruit
que par un financier de grande expérience.
Une société des industries forestières serait en
situation de s'occuper de cette grave question , elle
saurait trouver des hommes et recommander les
mesures nécessaires. Pareille réforme, si jamais elle
s'accomplissait, ne menacerait en aucune façon nos
institutions actuelles de crédit ni notre système
de banque. Elle aurait au contraire pour effet de
produire une coopération constante entre le commer-
çant, l'industriel et le banquier et tous trois en
profiteraient largement, puisqu'ils se mettraient par
DU CANADA FRANÇAIS 283
là au niveau du progrès industriel et financier. En
cette matière, il faut constamment aller de l'avant
sous peine de rétrograder ; l'histoire économique du
monde le prouve. Les grandes périodes de cette
histoire ont été énoncées par M. Bûcher, l'économiste
allemand, et avec plus de clarté encore par M. Maurice
Ansiaux, professeur à l'université libre de Bruxelles.
Il ne sera pas inutile pour l'intelligence du sujet, de
les rappeler au lecteur.
La première période est celle de l'économie
familiale. L'échange n'existe pas ; le producteur
consomme lui-même le fruit de son travail. Cet état
économique fut longtemps celui du Canada français.
Nous souffrons encore beaucoup de l'habitude que
nous en avons contractée-
La seconde période est celle de l'économie urbaine,
pendant laquelle l'échange s'opère directement du
producteur au consommateur, la circulation des biens
est à peu près inconnue. Ce celle-là aussi il reste
encore de nombreuses traces parmi nous.
La troisième période est celle de l'économie
nationale. Remarquons bien ce mot ; économie
nationale ; il n'est pas de nous, mais des économistes
dont nous suivons la pensée. C'est la période où se
trouvent aujourd'hui tous les grands peuples civilisés.
Elle repose sur l'échange et sur la circulation des
biens, rendues possibles par la facilité des moyens de
284 l'indépendance économique
transport. Le producteur ne travaille plus seulement
pour ses voisins immédiats, ni même exclusivement
pour le pays où il s'est établi. Son regard s'étend
loin au delà de ses frontières, car son œuvre n'est
pas simplement économique. Pour qu'il puisse remplir
sa destinée, il faut que cette œuvre soit mondiale et
conquérante ; il lui faut conquérir sa place sur les
marchés du monde ou succomber. Lutter victorieu-
sement contre toute l'humanité en habileté et en
science, produire plus, mieux et à meilleur compte
que ses rivaux, voilà sa tâche. C'est donc une
véritable guerre que soutient constamment la grande
industrie. Aussi a-t-elle bientôt compris qu'il lui
était nécessaire de s'organiser fortement dans chaque
centre de grande production. Les pays qui ont
compris cette vérité ont vu augmenter leur fortune
et leur puissance ; ceux qui ne l'ont pas comprise
subissent la loi du vainqueur.
Dans cette guerre industrielle comme dans la
guerre à coups de canon, en dehors de l'organisation
proprement dite, l'armée industrielle d'un pays peut
occuper certaines positions avantageuses qui assurent
la victoire à ceux qui savent en tirer un bon parti.
C'est ainsi que l'Angleterre doit en partie sa prospérité
industrielle à l'usage intelligent de la houille généra-
trice de la vapeur. Cet avantage, dont elle a su
profiter, lui a permis de conquérir les marchés de
DU CANADA FRANÇAIS 285
l'univers. C'est là le grand exemple, mais si nous
voulions étudier l'histoire des principales nations
modernes, nous trouverions partout de nouvelles
preuves de la vérité de cet avancé.
Tout cela étant acquis, nous comprendrons mieux
la situation et le rôle de notre société des industries
forestières. Elle aurait à remplir les devoirs d'un
conseil de généraux au début d'une campagne. Son
premier soin, — non pas par l'initiative de l'Etat, mais
en profitant de son concours et de son appui — devrait
être d'occuper et de rendre inexpugnables les positions
économiques que la nature a mises à notre portée ;
son second, d'organiser l'armée industrielle, de la
préparer et de la diriger. Ceux qui n'entendent pas
la chose ainsi ne comprendront pas la thèse que nous
soutenons. Ils trouveront aussi qu'en affirmant
l'absence presque complète de la grande industrie au
Canada, nous tenons trop peu de compte de certaines
activités industrielles que nous révèle la statistique,
ainsi que de l'existence de quelques fabriques qui ont
surgi ici et là sur notre territoire. Nous proclamons
avec un orgueil légitime que, en égard au chiffre de la
population, le Canada est le pays du monde ou le
mouvement commercial est le plus considérable.
D'après les statistiques son commerce extérieur
atteindra en 1907 environ $580,000,000. Le ministre
des finances constate que pendant les dix mois se
286 l'indépendance économique
terminant le 30 avril 1806, les principales exporta-
tions se chiffraient comme suit : mines $27,500,000 ;
pêcheries $13,100,000 ; produits de la forêt $28,500,-
000 ; animaux et leurs produits $56,600,000 ; agricul-
ture $44,100,000 ; manufactures $20,000,000. Certes,
ce sont là de beaux résultats, mais il est bien
évident que les produits fabriqués de la forêt, qui
devraient être, avec l'agriculture, notre principale
industrie, tiennent peu de place dans ee tableau.
Quelques pionniers seuls nous montrent la voie. Leurs
efforts isolés sont à la grande industrie organisée ce
que serait une guerre de pa rtisans à la grande guerre
faite par des armées régulières et bien disciplinées.
C'est un instrument infiniment moins puissant et
moins redoutable, avec lequel nous tenterions vaine-
ment de soutenir longtemps la lutte.
Il ne faut pas perdre de vue ces diverses considé-
rations ; ce sont les seules qui nous poussent à écrire.
Nous n'avons pas l'expérience pratique qui nous
permettrait d'entrer dans les détails ; nous ne pou-
vons en somme que dire à nos compatriotes, comme
jadis le philosophe grec : Cultivez vos champs, car
ceux que vous laisserez en friche tomberont aux
mains de l'ennemi. Ces réflexions nous feront aussi
comprendre que le rôle d'une société des industries
forestières serait plus difficile et plus compliquée que
celui de la société d'industrie laitière, bien que le
DU CANADA FRANÇAIS 287
principe des deux associations doive être, dans notre
pensée, le même.
Supposons donc le terrain déblayé et préparé par
la promulgation de bonnes lois forestières fondamen-
tales, par une éducation nationale soignée et par
l'instruction industrielle popularisée. Toutes ces
choses pourraient être menées de front et simultané-
ment ; toutes produiraient en peu de temps des
résultats utiles et donneraient un appui de plus en
plus solide à l'œuvre de la Société, en faisant cons-
tamment appel aux forces vives de la nation et à
l'effort de toutes les institutions nationales.
En même temps que tout cela -se prépaierait, la
Société commencerait son œuvre par l'établissement
d'une grande école théorique et pratique des industries
forestières. Dans le but d'obtenir une diffusion plus
prompte et plus complète des meilleures méthodes à
suivre pour assurer la protection de la forêt et la
production forestière, la fabrication des produits
forestiers et en général l'avancement de l'industrie
forestière, elle établirait dans un endroit favorable
du domaine public, une école d'industrie forestièie et
une fabrique modèle. Avec le temps on pourrait
établir plusieurs de ces institutions. Dans ces écoles
on donnerait aux élèves une connaissance pratique de
toutes les espèces d'exploitations forestières, dont un
bureau de recherches industrielles, attaché à l'établis-
288 l'indépendance économique
sèment, augmenterait sans cesse le nombre. On
s'efforcerait aussi de perfectionner constamment les
procédés et l'on créerait par ce moyen des foyers de
développement industriel forestier. Au bout de peu
d'années les produits des fabriques exploitées par le
personnel des écoles, paieraient la plus grande part
des dépenses de ces établissements.
Les membres de la Société des industries forestières
se recruteraient dans toutes les professions, mais on y
trouverait sans doute en grand nombre des industriels
éclairés et patriotiques, soucieux du succès général de
l'œuvre et dont l'autorité contribuerait à étendre son
influence sur tout le territoire où elle opérerait.
Pour comprendre quelle devrait être son œuvre,
il faut d'abord constater où nous en sommes au point
de vue du développement des industries forestières.
Au chapitre précédent, nous avons dit quelques
mots de l'état actuel de la forêt. Nous avons constaté,
en le déplorant, combien peu le public s'intéresse à
cette chose vitale. Voyons maintenant où en est
l'exploitation. Pour plus de clarté, laissons de côté
tous les produits de la forêt qui n'entrent pas dans la
catégorie des véritables industries forestières. Ainsi,
en 1903, le Canada a exporté pour 841,000,000
de bois brut ou à demi fabriqué. C'est là exporter
notre capital, notre matière première et nous appauvrir
d'autant. Il n'entre pas dans notre projet de
DU CANADA FRANÇAIS 289
demander qu'on prohibe cette exportation ; nous
voudrions seulement qu'on rende l'exportation du
bois moins avantageuse que la fabrication dans le
pays, au moyen d'une politique industrielle bien
conçue.
Pour avoir une idée du peu de fabrication
forestière réelle qui se fait au Canada, il faut s'arrêter
à l'industrie de la pâte de bois, qui est à la base de
la vraie industrie forestière. En 1903, le Canada
tout entier ne comptait que trente-neuf moulins
à pâte dont le produit total s'élevait à 215,619
tonnes, soit une moj^enne de 7,067 tonnes par moulin.
Sur la valeur totale de cette pâte, c'est-à-dire de
cette matière première ainsi produite ($5,219,892) on
n'en a conservé que $2,206,451 pour alimenter l'indus-
trie canadienne. Tout le reste a été envoyé à l'étranger
pour nous revenir sous diverses formes. En 1903,
en effet, le Canada importait pour $2,210,364 de
papier seulement, et l'importation de ces marchan-
dises à base de bois, que nous pourrions pourtant
produire nous-mêmes avec tant d'avantage, augmente
d'année en année. Nous savons de plus que le
Canada n'exporte pas seulement de la pâte ; il
exportait, en 1903, pour $1,558,563 de bois à pâte
aux Etats-Unis seulement. Comme c'est la province
de Québec surtout qui produit et qui produira à
l'avenir la pâte et le bois à pâte, il s'en suit que c'est
290 l'indépendance économique
la population française qui s'appauvrit le plus en
exportant une matière première qu'elle pourrait
fabriquer dans le pays. Pour se faire une idée de
l'étendue de cette perte il ne suffit pas de savoir que
le papier le plus grossier valait, en 1903, à peu près
$46. la tonne, tandis que la pâte n'en valait guère
plus de $20. Il ne suffit pas non plus de constater
que le bois à pâte vaut beaucoup moins encore
proportionnellement. Il faut encore calculer la perte
économique qu'entraîne l'absence des industries
forestières dont la pâte et le bois à pâte forment la
matière première. Nous n'avons pas devant nous les
données nécessaires pour en faire le calcul, même
approximatif, mais la perte annuelle est quelque
chose d'incroyable. Il ne faut pas oublier non plus
que l'exportateur des matières premières est presque
toujours socialement inférieur à celui qui les fabrique
et que cette sorte de déchéance sociale est plus fatale
à un peuple que le serait un désastre militaire ou
financier.
Ce n'est là qu'une seule des sources de richesse
que nous gaspillons. Il faudrait être aveugle pour
ne pas les voir de tous les côtés. Une des industries
forestières les plus lucratives de l'avenir sera certai-
nement celle de l'érable. Il est établi par des expé-
riences que la sève d'érable se distille très bien, que
l'on peut en extraire une boisson saine et délicieuse
DU CANADA FRANÇAIS 291
qui se vendrait mieux que le rhum et dont nous
aurions à peu près le monopole. Nos érablières sont
en plein rapport, et le produit en sucre et en sirop
s'exporte en grandes quantités aux Etats-Unis.
Cependant, comme tout ce qui ne s'améliore pas par
les procédés scientifiques, ce produit est un peu
déprécié, et si nous n'y prenons pas garde, bientôt les
forêts d'érable seront rasées et le bois expédié en
Angleterre. La statistique établit que, pour le moment,
nos érablières diminuent peu et qu'il serait facile de
trouver en elles la matière première d'une industrie
vaste et vraiment nationale. Pour cette industrie
spéciale, il serait nécessaire de modifier quelque peu
les lois d'accise existantes, et jusqu'à présent le
ministère du Revenu n'a pas crû pouvoir le faire,
surtout parceque ceux qui lui en faisaient la propo-
sition ne jouissaient pas d'une autorité suffisante. Une
société des industries forestières serait en mesure de
faire des expériences sur une grande échelle ; elle
pourrait négocier dans des conditions avantageuses et
avec une entière responsabilité. Il ne faut pas
oublier, en effet, qu'un service comme celui de l'accise
ne saurait être facilement dérangé et que le ministre
est souvent obligé d'éconduire des solliciteurs de
bonne foi à cause de la multitude des tentatives
frauduleuses qu'il est de son devoir de décourager.
Les industries dites ménagères ne peuvent pas
292
l'indépendance économique
être classées directement parmi les industries fores-
tières. Cependant elles s'y rattachent de plusieurs
manières, surtout à cause de leur caractère éminem-
ment national et des perfectionnements qu'on peut y
apporter par l'usage des machines électiûques mues
par les cours d'eau, qui sont du domaine de la forêt.
L'importance sociale et économique de ces industries
est immense. Elles assurent de l'emploi rémunéra-
teur à tous les membres de nos nombreuses familles
agricoles. Leurs produits sont encore fort estimés.
Nous connaissons tous le prix et la qualité de ces
étoffes de toile et de laine que chacun s'arrache.
Voilà certes une source de richesse publique qu'il
importe de ne point laisser se tarir. Et cependant la
production semble être devenue si peu importante
que le dernier recensement la néglige complètement.
Voici le résumé de la statistique préparée par M. J. A.
Doyon, pour la province de Québec :
1841
vgs.
1851
vgs.
1801
vgs.
1871
vgs.
1881
vgs.
1891
Vga.
1901
vgs.
Etoffe du pays . . .
Flanelle du pays.
746,685
655,019
857,623
734,533
856,445
929,043
902,191
1,231,975
1,021,443
3,339,766
2,958,180
2,205,014
1,559,410
1,130,301
568,359
Ici cependant il faut nous entendre. De ce que
DU CANADA FRANÇAIS 293
le recensement ne tient pas compte de ces industries
domestiques, il ne faudrait pas en conclure qu'elles
ont complètement disparu. Dans bien des endroits,
sans doute, on fabrique encore l'étoffe et la toile à la
maison, et la statistique aurait dû le constater. Mais
dans la plupart des localités, cette industrie évolue et
cette évolution indique un progrès. Dans plusieurs
paroisses on a établi des fabriques considérables où
les cultivateurs envoient leur laine. On la file et on
la leur renvoie sous forme d'étoffes de différentes
espèces, en conservant une certaine quantité comme
prix de fabrication. Dans d'autres fabriques, on
achète la laine. Le produit est sans doute inférieur,
quant à la solidité et à la durée, à la vraie
production domestique, mais il est supérieur pour ce
qui est de l'apparence et du fini. Il y a là des
éléments importants à recueillir et à encourager. Du
reste, nous le répétons, le travail à la maison, malgré
certains inconvénients que la .science signale, est
devenu non seulement possible mais lucratif, au
moyen des installations peu dispendieuses qui fonc-
tionnent en France et qu'une société des industries
forestières pourrait introduire ici. Ce serait surtout
un puissant encouragement à la colonisation et une
source de richesse pour le colon.
Ce sont ces pertes économiques constantes que
nous constatons de tous côtés que notre Société se
294 l'indépendance économique
chargerait de diminuer, sinon de faire cesser complè-
tement. Tout en formant, au moyen de ses écoles, de
bons contre-maîtres et des entrepreneurs d'industrie,
dont on faciliterait l'établissement et le groupement
au moyen du crédit industriel, elle devrait rechercher
dans la province où elle opère, les endroits favorables
à la fondation d'industries forestières.
Il faudrait, bien entendu, distinguer entre les
régions favorables à l'agriculture et celles qui ne
le sont pas. Dans ces dernières, le gouvernement
pourrait concéder, pour une période déterminée, des
coupes considérables et des forces hydrauliques, à
des individus et à des compagnies industrielles, mais
à la condition de la pratique de la coupe réglée
et de l'inspection par des officiers soumis, comme le
sont aujourd'hui les inspecteurs laitiers, à la direction
de l'association forestière. On exigerait, naturelle-
ment l'établissement d'une fabrique et l'on stipulerait
la nullité absolue des concessions au cas d'inexécution
des conditions du bail.
Dans les endroits jugés propres à l'agriculture,
c'est-à-dire dans la grande majorité des cas, la
manière de procéder serait différente. Là on ne
concéderait pas de coupes de bois, au sens ordinaire
de ce mot. Le devoir de la Société, appuyée par le
gouvernement, serait de provoquer des groupements
de colons sur les points avantageux, surtout aux
DU CANADA FRANÇAIS 295
endroits où peuvent se trouver des chûtes d'eau de
puissance suffisante.
Les colons de chacun de ces groupements s'enga-
geraient d'avance à pratiquer une exploitation fores-
tière sur le plan suivant : chaque colon, après avoir
accompli les conditions ordinaires d'établissement et
de défrichement, recevrait un titre, disons à deux
cents acres de terre au lieu de cent acres, dans les
circonstances ordinaires, et dont il s'engagerait à
tenir une portion déterminée en coupe réglée. C'est
toujours le principe de la permanence de la forêt.
Les bois provenant de cette coupe, lesquels feraient
partie de leur récolte annuelle, les colons s'enga-
geraient à ne pas les vendre directement, mais à
les porter à la fabrique qui serait établie dans leur
voisinage et dont ils seraient les actionnaires. Cette
fabrique, conduite par un homme entendu et soumise
aussi à l'inspection, ne fabriquerait, la plupart du
temps, que le bois à pâte et ses produits secondaires.
Ce ne serait, à propre ment parler, dans bien des cas,
qu'une scierie, dont les colons ainsi groupés seraient
conjointement les propriétaires ou les patrons, pour
une époque déterminée.
On pourrait limiter les baux, lorsqu'il s'agirait
d'une chute d'eau, à trente, cinquante ou quatre-
vingt-dix-neuf ans, comme on le jugerait à propos;
mais il faudrait que, dans un temps déterminé, la
296 l'indépendance économique
force hydraulique fit retour au domaine public ;
après quoi le gouvernement serait libre de renouveler
le bail aux conditions que dicterait l'intérêt général.
Seules les terres agricoles doivent faire exception à
cette règle, et encore à la condition immuable qu'une
proportion déterminée de ces terres reste en forêt et
en coupe réglée. Sans doute, la loi de ce chef devra
avoir une certaine élasticité ; il faut prévoir les
mutations et surtout les divisions de la propriété.
L'essentiel, dans 1 intérêt des individus comme du
public, c'est que la permanence de la forêt et de la
production forestière soit maintenue ; que l'industrie
forestière soit active et une source de prospérité
générale.
Au bout de quelques années et lorsque l'éducation
populaire en la matière serait faite, cette loi mainte-
nant la permanence de la forêt fonctionnerait partout
d'elle-même, par la force de l'opinion, comme toutes
les lois fondamentales du pays. On ne songerait pas
plus à détruire ou à voler la forêt qu'à tuer ou voler
les bestiaux et les moutons dans les champs.
La tâche de la société des industries forestières,
très pénible au début, parce qu'il lui faudrait s'occuper
d'une foule de détails élémentaires et lutter contre
l'ignorance publique, deviendrait bientôt plus agréable.
Elle resterait libre de s'occuper des autres branches
du développement industriel et sa surveillance gêné-
DU CANADA FRANÇAIS 297
raie ne serait plus qu'une question d'administration
régulière. Elle pourrait dès lors donner toute son
attention à l'industrie proprement dite.
Si une pareille méthode venait à se généraliser
dans notre pays, les résultats en seraient certainement
merveilleux. On comprend quel élan donnerait à la
colonisation ce système de colons industriels proprié-
taires. Les terres publiques se peupleraient très
rapidement ; chaque colon, en etf'et, trouverait dès le
début, la vie assurée et même une aisance relative.
Il pourrait, l'été, s'occuper exclusivement de son travail
agricole, étant assuré d'avance de trouver un marché
pour ses produits forestiers et du crédit dont il pourra
vivre en attendant la moisson. Les matières en partie
fabriquées, il pourrait, si cela lui en était avantageux,
les exporter. Rien dans la loi ne l'empêcherait de le
faire. Mais ici encore la Société interviendrait pour
lui trouver, au Canada, des marchés plus avantageux,
soit en surveillant les taux de transport sur les voies
ferrées, lesquels, présentement, n'offrent aucun avan-
tage à la fabrication domestique, soit par d'autres
moyens qui seraient à sa disposition.
Cette matière première, produite en abondance et
à des prix raisonnables et stables, par les sjmdicats
de colons, serait donc dirigée vers les fabriques cana-
diennes qui trouveraient un grand avantage à n'avoir
pas à s'occuper elles-mêmes de la coupe du bois. Le
298 l'indépendance économique
directeur d'une de nos plus grandes exploitations nous
faisait précisément cette remarque, il y a peu de
temps. Il se plaignait qu'il était obligé de concéder
la coupe du bois à pâte à forfait, et que cela détério-
rait ses " limites. " L'industrie y trouverait donc
aussi son compte. Elle pourrait se lancer dans des
entreprises plus considérables, étant assurée d'une
source intarissable de matière première. Tout, en
effet, serait systématisé et régularisé.
La Société des industries forestières, dans son
effort pour écouler avantageusement les produits des
syndicats agricoles de bois à pâte et d'autres matières
premières, serait naturellement portée à donner une
attention spéciale aux pulperies proprement dites
et aux établissements de fabrication supérieure.
Encouragées par cet immense avantage d'une matière
première abondante et régulière et par les autres qu'on
leur offrirait, et qui découleraient du système même,ces
fabriques surgiraient probablement en grand nombre.
Les unes proviendraient de l'initiative de capitalistes
indépendants, les autres seraient les créations des
élèves sortant des écoles d'industrie forestière et
ayant accepté les avances des caisses de crédit
industriel, ainsi que les conditions qui y seraient atta-
chées. Ces conditions n'auraient pour but que d'assurer
l'excellence de la fabrication, la permanence de
l'industrie et aussi, naturellement, une garantie
DU CANADA FRANÇAIS 299
raisonnable pour les sommes avancées. Mais toutes
profiteraient également des incessantes recherches de
la Société des industries forestières, toutes bénéficie-
raient de la publicité et des avantages généraux que
cette organisation donnerait à l'industrie entière (1).
A côté de l'industrie forestière surgiraient bientôt
une foule d'autres industries, particulièrement celle
de la métallurgie électrique. Nous verrions de
nouveau les chantiers de construction maritime pros-
pérer sur les bords du Saint-Laurent. Grâce à elle,
la marine commerciale canadienne, — sans parler des
avantages qui en résulteraient pour la marine
militaire — prendrait rang parmi les plus importantes
du monde, et nos marins, les plus robustes et les plus
hardis de l'univers, transporteraient sur nos vaisseaux,
aux quatre coins du monde, les produits de notre
industrie. Et ces produits seraient supérieurs aux
autres produits du même genre fabriqués ailleurs,
parce que nous aurions au Canada le monopole d'une
matière première abondante et à bon marché, un
(1) Il semble presque oiseux défaire remarquer combien tout
cela serait avantageux pour le trésor public. Le gouvernement qui
serait en partie le créateur de cette richesse, aurait acquis le droit
de détourner un filet, bien mince relativement aux résultats géné-
raux, mais immense dans la pratique, vers l'école, vers les chemins
de colonisation, vers l'encouragement des arts, etc.
300 l'indépendance économique
système de production scientifique et économique et
enfin une population ouvrière d'élite combinant les
qualités artistiques du génie français avec les qualités
pratiques du génie anglo-saxon.
Le système d'organisation industrielle que nous
venons ainsi d'esquisser offre l'avantage de ne rien
déranger de ce qui existe actuellement et de ne léser
aucun droit acquis. Personne ne pourrait s'en plain-
dre, ni le cultivateur, ni le colon, ni le commerçant de
bois. La loi n'aurait pas d'effet rétroactif. Le colon
déjà établi au moment de sa promulgation ne serait
pas tenu à la coupe réglée sur son lot. S'il adoptait
ce système par la suite, ce serait parce qu'il en aurait
compris les avantages. De même, rien ne l'empêche-
rait de continuer à vendre son bois précieux aux
Américains, si tel était son bon plaisir. Il cesserait
graduellement de le faire, sans doute, mais ce serait
pour la raison qu'il trouverait un meilleur marché à
sa porte.
De même, le commerçant continuerait de régner
dans ses coupes de bois, diminuées cependant par les
progrès rapides de la colonisation. Il ne faut pas
oublier, en effet, que les groupements de colons
pourraient se faire légalement sur les terres concédées
pour la coupe, et que même l'enlèvement du bois
d'oeuvre par le commerçant, si celui-ci se conforme
DU CANADA FRANÇAIS 301
à la lettre de la loi, ne pourrait retarder que
de quelques années la mise en coupe réglée des terres
ainsi prises par des groupes de colons aux conditions
nouvelles. Chaque année donc, le commerçant ferait,
comme par le passé, sa dispendieuse récolte et paierait
les droits de coupe au trésor public. Mais sur lui
aussi, le nouveau système produirait bientôt un
bienfaisant effet. Alors qu'il avait la certitude de
pouvoir acquérir à vil prix, parceque le public n'en
connaissait pas la valeur, des coupes de bois d'une
étendue illimitée, il agissait en prodigue. Mais
lorsqu'il s'apercevrait qu'il lui est désormais impos-
sible d'obtenir de nouvelles concessions aux conditions
anciennes, il cornm encerait à exploiter avec plus
de précaution, il aurait plus soin de la forêt, source
de sa fortune, il prendrait la peine de l'entretenir
quelque peu. Avec l'ingénuité qui nait de la nécessité,
il suppléerait à la diminution de ses revenus par
des économies dans l'exploitation, qu'il avait jusqu'a-
lors jugées inutiles. Peu à peu il s'apercevrait
qu'avec des soins sa propriété lui rapporte davantage
et qu'à tout prendre sa situation s'est améliorée.
Dans bien des cas, il se hâterait de profiter des
avantages offerts par la Société des industries
forestières ; il aurait la sagesse de ne pas vouloir
s'isoler du mouvement général ; il deviendrait lui-même
manufacturier.
302 l'indépendance économique
Mais, même si le commerçant de bois se contentait
de son ancienne exploitation, il cesserait bientôt
d'être dangereux. Grâce au nouvel esprit qui prési-
derait à la mise en force de la loi qui le régit et par
suite de la diminution rapide de ses concessions
envahies par les syndicats de colons, son influence se
trouverait très amoindrie.
S'il est vrai, comme nous le croyons, que le
commerçant de bois, dans la province de Québec du
moins, est, économiquement parlant, un obstacle au
progrès, ce n'est pas sur lui que doit en retomber la
faute. Le commerçant ne s'est jamais piqué d'être
patriote, il n'a pas prétendu travailler pour l'avenir.
Il a acheté nos forêts puisque nous voulions bien les
lui vendre, il les a revendues en détail le plus
avantageusement possible pour lui-même. La marche
des choses est seule responsable de la situation
actuelle et il serait injuste d'en faire peser la respon-
sabilité sur les hommes, les partis ou les institutions.
Au moment où l'on a commencé à concéder des
coupes de bois, personne ne pouvait prévoir l'impor-
tance que prendrait par la suite l'industrie forestière.
Ce n'est que récemment que l'opinion a commencé
à s'émouvoir à ce sujet, dans nos anciennes provinces.
Elle se trouve en présence d'un système depuis
longtemps établi et qu'il est difficile de changer
brusquement.et d'un groupe de privilégiés qui exercent
DU CANADA FRANÇAIS 303
naturellement une grande influence. C'est un état
de choses malheureux, il est vrai, mais en somme,
normal et légal. Cette influence des commerçants de
bois peut nous sembler regrettable au point de vue de
la forêt et de la colonisation, mais on peut déjà en
voir le terme. Aussi n'est-ce pas de ce côté que se
trouve le plus grand danger. L'influence illégale
qu'exercent les trusts aux Etats-Unis et qu'ils com-
mencent à exercer ici, est bien autrement redoutable.
Nous savons tous que de l'autre coté de la
frontière, ces grandes combinaisons de capital tiennent
dans leurs mains les pouvoirs publics. Elles corrom-
pent les fonctionnaires et réduisent le peuple en
servage. Vingt-sept Etats et territoires dans la
république des Etats-Unis ont promulgué des lois
spéciales pour détruire les combinaisons industrielles
existantes et pour en empêcher la formation de
nouvelles. Quinze autres Etats y ont pourvu dans
leur constitution même. Outre ces mesures spéciales
dans chaque Etat, il y a les lois fédérales contre les
trusts, le Sherman Act, 1890, la Interstate Commerce
Law, 1887, et autres encore. Cela fait en tout une
cinquantaine de lois promulguées aux Etats-Unis
contre les trusts, les déclarant illégaux, infligeant des
pénalités, etc. Cela n'empêche pas ces organisations
d'opérer en toute liberté, de commettre sans cesse de
grandes injustices, de tyranniser le public enfin. Les
304 l'indépendance économique
trusts, en effet, se moquent de la ioi ; ils passent
outre sans difficulté, et les législateurs sont accom-
modants. Comment résister à de telles puissances !
Nous comprendrons combien cela est difficile en
examinant ce qui se passe chez nous. Parcourez
nos statuts et vous vous demanderez pourquoi
l'on s'avise de demander des réformes en face de
dispositions aussi sages et aussi justes. Ces sages
et justes lois ont-elles jamais protégé efficacement
la forêt et le colon ? Des lois de cette nature
restent sans valeur si ceux qui doivent en profiter ne
s'organisent pas aussi puissamment que ceux qui ont
intérêt à les rendre inopératives. Pour protéger nos
forêts et les ouvrir à l'exploitation nationale, pour
protéger nos terres publiques et les ouvrir au colon,
il nous faut donc une organisation plus puissante que
le trust.
Mais si d'un côté le trust entrave les libertés
publiques et individuelles, l'évolution économique
dont il est la manifestation ne s'arrêtera pas, parce
qu'elle est nécessaire. Nous l'avons vu dans une
étude précédente, le trust, malgré ses griffes, est à
tout prendre et au point de vue purement économique,
un progrès ; c'est ce qui fait sa force. Il faut donc,
pour lui résister, le combattre avec ses propres armes.
Nous pourrons le faire en adoptant ce qui est vrai-
ment bon et progressif dans le système du trust,
DU CANADA FRANÇAIS 305
c'est-à-dire sa puissante organisation industrielle, mais
en écartant ce qui est dangereux. Or la combinaison
industrielle qui nous paraît le plus propre à atteindre
ce but serait celle qui aurait pour base une Société
des industries forestières telle que nous la concevons.
Qu'on ne s'imagine pas nous voulons ici remplacer
un mal pour un mal plus grand, en supprimant parmi
nous l'initiative individuelle et la concurrence. L'on
verra par la suite que la mise en œuvre de l'idée que
nous développons ne nuirait en rien à la liberté
individuelle des personnes et des sociétés qui feraient
partie de l'organisation. Entendons-nous cependant.
Il est vrai que les combinaisons industrielles, même
les meilleures, ont un effet considérable sur la concur-
rence. Le trust s'efforce de la supprimer, le cartell
la modifie et la régularise, ce qui est bien différent.
Il n'est pas prouvé que la concurrence intense et
dépassant certaines limites est un bienfait pour
l'industriel ou même pour le public. On pourrait
même soutenir le contraire. La concurrence outran-
cière donne lieu à d'énormes gaspillages et à une
déperdition considérable de la force productive. Elle
augmente les frais de fabrication et de vente et fait,
par conséquent, hausser les prix que paie le consom-
mateur. Expliquons notre pensée par quelques faits.
Dans le commerce de liqueurs, aux Etats-Unis, on a
calculé qu'il se dépense $40,000,000 par année, en sus
306 l'indépendance économique
des frais de fabrication et des droits d'accise, pour
mettre la marchandise sur le marché. Que dire des
dépenses qu'entraîne la publicité ! il est impossible
d'insérer une annonce, page pleine, dans une magazine
ou une revue pour moins de $200, et cependant l'on
ne peut ouvrir une revue américaine ou anglaise sans
y trouver ces annonces par centaines.
La fonction réelle des combinaisons de capitaux
c'est d'éviter en grande partie les gaspillages de la
concurrence, en organisant le plus avantageusement
possible l'énergie industrielle. Elles y parviennent
en assurant les arrivées r égulières des matières
premières, en perfectionnant la fabrication, et en
se ménageant des débouchés stables et suffisants. On
pourra lire à ce sujet, le livre de M. J. W. Jenks,
The trust problem. M. Jenks est une autorité. Il
est professeur de science politique à l'université
Cornell et membre de la commission industrielle des
Etats-Unis.
M. Paul de Rousiers, dans son ouvrage : Les
syndicats industriels de producteurs en France et
à l'étranger, résume avec une grande clarté la situa-
tion économique dont les trusts sont une des mani-
festations. Nous citerons quelques passages de son
livre : ils aideront à faire comprendre l'idée qui a
présidé au projet que nous essayons d'expliquer dans
cet ouvrage :
DU CANADA FRANÇAIS 307
" Quel que soit le pays où s'est portée notre
observation ; quelle que soit la nature des syndicats
de producteurs que nous y avons rencontrés ; partout,
une cause déterminante générale nous est apparue
comme leur origine commune. C'est la concentration
industrielle et commerciale nécessitée par l'évolution
économique moderne qui contraint en quelque sorte
les industriels à se rapprocher les uns des autres, à
unir leurs efforts pour se mettre à la hauteur des
circonstances nouvelles.
" Là même où les syndicats industriels donnent
lieu aux abus les plus graves ; là où ils excitent les
méfiances les plus justifiées : là où la loi elle-même
cherche à empêcher leur création, aux Etats-Unis,
nous voyons leur marche triomphante se poursuivre
avec un caractère, pour ainsi dire, fatal. Bon gré,
malgré, les usines indépendantes sont obligées de se
soumettre à la domination des trusts ou de
disparaître.
" L'ancienne organisation industrielle et commer-
ciale se prêtait bien à l'isolement des producteurs :
chacun travaillait pour soi et uniquement pour soi,
cherchant à se créer puis à se réserver une clientèle,
luttant avec quelques concurrents placés dans des
conditions analogues, mais sans grande préoccupation
de l'équilibre général entre la production et la
consommation.
308 l'indépendance économique
'• Il était difficile aussi d'atteindre des marchés
éloignés ; par suite la sphère d'écoulement des
produits fabriqués d'une usine donnée était forcément
restreinte ; par suite aussi chacune de ces sphères se
trouvait isolée de la sphère voisine.
" Aujourd'hui le machinisme permet une produc-
tion dépassant de beaucoup la demande et la facilité
des communications rend possible la distribution des
objets fabriqués sur des territoires très éloignés les
uns des autres.
" Le besoin de concentration se manifeste par
d'autres traits. Au point de vue industriel, les grands
établissements ont sur les établissements modestes
des avantages marqués ; le machinisme s'y développe
dans des conditions plus favorables et d'une manière
plus complète ; mais des usines peu éloignées peuvent
quelquefois s'assurer des avantages en s'unissant, en
se fusionnant. Au point de vue commercial, des
usines même très distantes les unes des autres ont
intérêt à se syndiquer, pour la vente de leurs
produits ... Ce n'est pas tout : les grands pays
industriels pourvus de moyens de production très
supérieurs à leur consommation personnelle, cherchent
des débouchés au dehors. CTest l'intérêt commun de
tous les fabricants d'un même objet de trouver ces
déboùclTé^r^trcomTrre-^^opT^rirtaôn est coûteuse, comme
elle exige des sacrifices et comporte des aléas, un
DU CANADA FRANÇAIS 309
syndicat puissant sera mieux en mesure de la conduire
qu'un industriel isolé . . .
" L'évolution économique moderne, en donnant
à la production une élasticité inconnue jusqu'alors, en
élargissant les anciennes sphères d'écoulement des
produits, a créé des intérêts communs à de grandes
catégories de fabricants. Elle a fait de la concentra-
tion industrielle une nécessité. Elle a porté la
concentration commerciale à un degré encore plus
élevé. Elle est bien la cause universelle des syndicats
de producteurs. "
De tout ce qui précède, et c'est, croyons-nous, un
résumé impartial de toutes les opinions autorisées, il
découle les conséquences que voici :
L'union des producteurs—ponr Aa défense de leurs
intérêts communs est une nécessité démontrée de
l'industrie moderne ; sans elle l'industrie se trouverait
affaiblie et compromise.
Cette union entre ceux qui exercent un même
genre d'industrie, doit porter sur lo L'obtention
avantageuse des matières premières ; 2o l'excellence
de la fabrication ; 3o la facilité des débouchés.
Cette union, cette discipline volontaire à laquelle
se soumettent ces producteurs ne nuit pas essentielle-
ment à leur initiative et à leur liberté individuelle.
Cette union est bienfaisante pour les ouvriers
autant que pour les patrons, puisqu'elle la assure
KS
310 l'indépendance économique
stabilité du travail et du salaire, et favorise l'organi-
sation légitime des ouvriers, laquelle devient aussi
nécessaire que l'organisation de l'industrie elle-
même. (1)
Cette union, ces concentrations de capitaux : trusts,
jLcartells ou syndicats, forment des corporations
j puissantes qui peuvent constituer de graves dangers
pour la société ; qui, de fait, sont un danger réel en
Allemagne et surtout aux Etats-Unis, où elles se
développent de plus en plus, en dépit des lois dont
elles ne tiennent aucun compte.
Ce danger disparaît lorsque l'autorité de l'Etat
n'est pas confisquée au profit des organisations indus-
trielles, en d'autres termes, quand celles-ci nepeuvent
pas se rendre coupables d'abus politiques et d'actes
oppressifs a l'encontre de l'intérêt, des .ritoyensjgn
génjéral.
Or nous disons que le projet que nous avons
esquissé dans ces pages, offre la plupart des avantages
de la concentration industrielle, tout en évitant la
plupart de ses inconvénients.
(1) Il n'est pas nécessaire de dire que l'organisation vraiment
utile à l'ouvrier et à l'industrie n'est pas celle qui existe trop sou-
vent de nos jours et dans notre pays. M. Maurice Schwob, dans
son livre : " Avant la Bataille, " déjà cité, explique ce que c'est
que la vraie organisation ouvrière. Tout sou ouvrage est à lire, et
nous regrettons de ne l'avoir lu qu'après que ces études fussent en
grande partie imprimées.
DU CANADA FRANÇAIS 311
L'on y trouve les éléments utiles de la concentra-
tion industrielle : arrivages réguliers des matières
premières ; inspection des fabriques, gradation et
classification de leurs produits ; suppression de la
concurrence excessive, si ce n'est quant à la qualité
des produits, le tout grâce à l'initiative autorisée
d'une Société puissante dont le seul intérêt est
l'intérêt général et qui s'occupera activement des
débouchés extérieurs pour les produits dont elle aura
surveillé et, en quelque sorte, dirigé la fabrication.
L'industrie forestière ainsi organisée serait assurée
d'une matière première abondante à des prix stables
et raisonnables. A la longue, en effet, elle finirait par
compter presque exclusivement, pour son approvision-
nement, sur les syndicats de colons et autres établis-
sements du même genre, tous plus ou moins directe-
ment affiliés à la Société des industries forestières.
L'excellence des produits devrait se maintenir
grâce aux expériences constantes de science appliquée
qui seraient conduites sous les auspices de la Société,
dont les industriels eux-mêmes feraient partie, et
aussi par suite de l'inspection régulière et la grada-
tion uniforme qui en serait faite en vue de leur vente
surtout à l'étranger.
Les industriels n'auraient pas à redouter les
tarifs différentiels ou les " rebates " secrets sur les
voies ferrées. De ce côté aussi ils seraient protégés,
312 I/INDÉPENDANCE ÉCONOMIQUE
tant pour leurs achats que pour leur ventes, par les
intérêts solidaires de tous représentés par une orga-
nisation assez puissante pour réagir contre toute
tentative frauduleuse.
Ils n'auraient pas, non plus, à s'occuper directe-
tement de la question des débouchés, car la Société,
soutenue par le gouvernement et agissant avec le
crédit et l'autorité que lui donnerait le contrôle
supérieur qu'elle exercerait, assurerait l'écoulement
des produits fabriqués. Cette tâche lui serait d'autant
plus facile que les produits forestiers canadiens se
trouveraient avoir pratiquement un monopole sur
les marchés du monde, par suite de la situation
particulière où se trouveraient nos industriels et de
leur puissante organisation.
Une telle organisation ne pourrait manquer de
faire à l'ouvrier une place large et honorable. Ses
intérêts seraient assurés puisqu'un des premiers soins
de l'association serait de l'instruire et de développer
en lui ses précieuses qualités natives. De plus, la
fabrique et l'atelier n'auraient pas sur lui une
influence aussi débilitante que s'il travaillait dans
d'autres conditions ; il ne se grouperait pas dans les
grands centres ; il travaillerait dans la forêt, dans le
voisinage des eaux, il serait en contact constant avec
la population agricole où il se recruterait et avec la
vie morale et intellectuelle que lui ouvriraient l'édu-
DU CANADA FRANÇAIS 313
cation et l'instruction. Il se préparerait à se super-
poser aux éléments étrangers qui envahiront bientôt
le Canada français.
Nous trouvons donc ici à peu près tous les
avantages de la concentration industrielle. D'autre
part, nous ne croyons pas qu'il serait facile de
convertir cette puissance bienfaisante en un pouvoir
abusif. Les intérêts vitaux du pays se feraient ici
contrepoids sans être portés à s'entre détruire. Les
grands industriels seraient intéressés à promouvoir
l'agriculture et la colonisation, car ils dépendraient
d'elles pour la main-d'œuvre et pour la fourniture de la
matière première. Les agriculteurs et les colons
s'intéresseraient à la prospérité des industries dont ils
seraient devenus les fournisseurs, et ne tendraient
plus autant à abandonner les champs pour les grands
centres démoralisateurs.
Par suite de tous ces intérêts solidaires travaill-
ant de concert, il ne pourrait plus être question de
ces malheureuses lois d'exception qu'on impose trop
souvent aujourd'hui aux législatures et qui portent à
leur face la preuve des difficultés sociales et écono-
noniiques au milieu desquelles nous nour débattons
avec toute l'impuissance d'un homme qui se noie.
Que la situation serait différente, qu'elle serait
terrible , si quelque combinaison énorme de capital
américain s'emparait définitivement de nos terres
314 l'indépendance économique
publiques, de nos fleuves et de nos forêts ! Et cela
arrivera, si nous nous ne savons pas l'empêcher. Elle
acquerrait d'immenses coupes de bois, tout ce qui
reste encore de notre domaine forestier : elle en
chasserait définitivement le colon et l'agriculteur,
l'espoir de notre avenir. Elle dévasterait, suivant la
méthode du commerçant actuel ; elle ferait, pendant
quelques années, une fabrication intensive, puis elle
disparaîtrait de nos bois épuisés, nous ayant privé
non pas seulement de nos richesses économiques, mais
aussi, presque certainement, de notre indépendance
politique, et de notre idéal si précieux, laissant pour
tout partage à ceux qui auront voulu rester fidèles à
la tradition et à l'aspiration nationale, la ruine et le
désespoir. C'est la conclusion logique de ce que nous
avons dit jusqu'ici. En général, celui qui veut poser
en prophète risque fort d'être démenti par l'événe-
ment. Mais ici il n'y a pas d'erreur possible et la
situation est claire comme le jour.
Le Canada ne conservera son indépendance éco-
nomique et son autonomie politique qu'à la condition
de développer son indu strie nationale.
Le Canada français ne conservera sa place au
soleil que s'il sait maintenir sa pop ulation nombreuse,
saine, vigoureuse et éclairée. Pour cela, il lui faut,
de toute nécessité, s'emparer de l'industrie forestière,
dont la nature semble lui avoir préparé un monopole.
DU CANADA FRANÇAIS 315
De nos jours, pour implanter dans un pays la
grande industrie, une organisation puissante, appuyée
d'une politique industrielle de la part des pouvoirs
publics, est absolument essentielle.
Si le Canada, surtout le Canada oriental sait
organiser puissamment son industrie, il atteindra, en
peu de temps, une situation prépondérante tant à
l'intérieur qu'à l'extérieur, à cause de l'abondance de
ses ressources et de sa situation exceptionnelle aux
points de vue géographique et topographique.
Nous croyons avoir prouvé dans les pages qui
précèdent, que cela est essentiel et que cela est
possible. Nous voudrions pouvoir le proclamer par-
tout, dans chaque ville, dans chaque village, dans
chaque hameau, afin que le cri : Emparons-nous de
l'industrie ! se grave dans tous les cœurs et s'inscrive
sur toutes les bannières. Cette tâche ne restera pas
à parfaire. D'autres plus autorisés et mieux doués
s'empareront de cette idée en la perfectionnant. Ils
prêcheront une croisade dont les fruits seront abon-
dants, et la volonté populaire devenue irrésistible,
nous mettra enfin en possession de notre domaine
industriel. C'est ainsi que nous triompherons des
dangers de l'heure présente et qu'en achevant victo-
rieusement une des grandes étapes de notre vie
nationale, nous ouvrirons à nos enfants la voie de
l'avenir.
CONCLUSION
OUS devons suspendre ici, pour un temps du
moins, le cours des études dont la série occupe
déjà une année entière. En nous séparant de ces
pages nécessairement très incomplètes, mais dont la
pensée dominante se dessine clairement dans notre
esprit, il ne semble pas inutile de faire part au
lecteur d'un incident qui, en partie, en a inspiré
l'idée. On y trouvera une des preuves les plus
concluantes que puisse fournir la philosophie de
l'histoire à l'appui de la thèse que nous y avons
soutenue.
Un soir de l'automne de 1904, plusieurs citoyens
de la ville d'Ottawa s'étaient réunis pour féliciter un
des leurs d'une distinction bien méritée qui lui avait
été décernée. Parmi les discours prononcés en cette
circonstance, celui d'un homme d'Etat très éminent
nous a particulièrement frappé. Il invitait ses
auditeurs à se livrer aux travaux de la pensée ; il
leur parlait de l'importance des lettres et des œuvres
de l'esprit dans la vie des peuples ; il constatait avec
regret qu'on ne s'occupe pas assez de ces choses au
Canada. Au point de vue historique, surtout, il
DU CANADA FRANÇAIS 317
déplorait une lacune regrettable. Nos archives sont
là qui attendent qu'on les dépouille, s'écria-t-il, et
cependant il ne s'est encore trouvé personne pour
continuer l'œuvre de Garneau.
Cette évocation souleva l'enthousiasme. Garneau!
Voilà un nom qu'immortalise une grande œuvre,
œuvre connue non seulement des lettrés, mais de tout
le monda. Cela tient à quelque chose de plus qu'à la
perfection de la forme et à l'exactitude quant au
fond. Il faut à chaque peuple son Homère, qui
devient son véritable historien. Pour l'être, il ne
suffit pas de connaître les événements, de savoir les
coordonner et les narrer agréablement. L'historien
dont l'œuvre reste comme un phare lumineux éclairant
la nuit du passé, est une âme puissante qui se livre
tout entière. Pénétré du génie du peuple dont il
parle et avec lequel il s'est identifié, s'attachant au
sens intime des choses bien plus que de leur portée
apparente et extérieure, il sait distinguer ce qui est
permanent parmi la multitude des passions éphémères,
et de son analyse se dégage l'aspiration nationale.
Il fait d'un jugement sûr le procès des défaillances,
pour mieux mettre en lumière la pensée inspiratrice
des grands mouvements populaires et des actions
héroïques. Ecrire avec passion n'est pas toujours un
danger. Chez l'homme supérieur, cette passion est
une garantie de sincérité, de droiture, de science et
318 l'indépendance économique
de la véritable impartialité à laquelle ne pourra
jamais atteindre l'écrivain froid et indifférent. Celui-
là seul qu'anime le pur patriotisme saura comprendre
son pays ; lui seul pourra peindre les grands hommes
qu'il exalte, expliquer les fautes qu'il réprouve,
décrire les souffrances auxquelles il participe. Lui
seul, enfin, dominant les confusions humaines, pourra
d'autorité se dresser en prophète pour indiquer à ses
compatriotes la voie où il leur faut s'avancer.
Voilà ce que furent quelques-uns de nos histo-
riens, mais surtout Garneau. Grâce à eux, les fils de
Champlain, dans leur marche vers l'avenir, peuvent
s'appuyer sur les traditions de leur glorieux passé.
Aussi se distinguent-ils eux-mêmes, trop volontiers
peut-être, des peuples dont les aspirations leur
semblent plus matérielles. Ils ont un idéal, et l'idéal
chez un peuple sain, est encore ce qu'il y a au monde
de plus durable et de plus puissant.
N'insistons pourtant pas trop sur cet état d'esprit
qui n'est pas sans danger. Constatons seulement que
ces appuis manquent, jusqu'à un certain point, aux
autres nations américaines. Certes, elles ont aussi
leurs pages glorieuses, leurs héros, leurs grands
hommes devant lesquels l'univers s'incline avec respect.
Mais chez elles la lutte fut moins âpre, la souffrance
qui ennoblit moins intense, et elles s'en rendent
compte. Aussi est-ce bien souvent parmi nous que
DU CANADA FRANÇAIS 319
viennent s'inspirer leurs poètes, leurs écrivains et
leurs artistes, encore qu'ils nous refusent parfois
l'entière justice qui nous est due. Pour enluminer
leurs pages historiques, pour redire les traditions et
les légendes, il leur manquerait ailleurs ce souffle
qu'on ne retrouve, nous dit Platon, que dans ce3 pays
où le cœur de l'homme s'est retrempé au contact des
grands dévouements.
Nous avons notre âge héroïque, plus vrai, plus
beau que celui de la Grèce. On y trouve de grandes
figures qui saisissent l'imagination populaire. Dollard
et Iberville, Frontenac, Joliet, Marquette, et tant
d autres aux noms immortels, ne sont pas des héros
isolés ; Evangile n'est pas née spontanément de
l'inspiration d'un grand poète. Ils incarnent le génie
du peuple d'où ils sortent.
Nos ancêtres qui franchirent les mers n'étaient
pas des émigrants prolétaires en quête de subsistance,
ni de farouches sectaires fuyant la persécution de
leur pays d'origine pour persécuter à leur tour et
souiller un sol vierge des sanglants holocaustes de
leur fanatisme. L'esprit de conquête même n'était
pas le motif déterminant de leur exode. L'histoire
reconnaît en eux les apôtres d'une civilisation, les
porteurs d'une parole. Aussi, missionnaires et martyrs,
explorateurs et pionniers, soldats et marins de la
Nouvelle -France vos noms sont entourés d'auréoles.
320 l'indépendance économique
De la Floride jusqu'aux glace» polaires, de l'humble
Àcadie jusqu'à la Porte-d'or, vous êtes devenus pour
les populations des êtres à part et pleins d'une
mystique grandeur, car sur tous les points du vaste
nouveau monde on retrouve la trace de votre passage
et de vos travaux.
Pour nous, vous n'êtes pas d'indécises
silhouettes. Votre sang coule dans nos veines,
nos âmes s'inspirent de vos pensées. En nous léguant
un héritage de traditions, de droits, et surtout de
devoirs, vous avez fait de nous des continuateurs. La
patrie que vous nous avez choisie est loin du ciel
énervant des tropiques ; elle suit les rives du plus
beau fleuve du monde ; fleuve pur en sa source qui
jaillit des profondeurs limpides d'une grappe de mers,
pour s'élargir et s'épandre, vaste corne d'abondance
au-dessus du continent tout entier. Puisse son cours
majestueux être l'image de nos destinées. Ses bords
virent notre genèse ; ils frémirent au bruit des grandes
guerres de cette lutte séculaire où les régiments
français succombent enfin sous le nombre, mais dans
l'épuisement de la victoire, ainsi qu'il convient à des
Francs. Et toute cette gloire recueillie est devenue
l'épopée d'un continent.
Une civilisation nouvelle nous appartient, à nous
les descendants, mais nous ne sommes pas seuls pour
en jouir et pour la développer. Nous avons dû en
DU CANADA FRANÇAIS 321
faire une part à ceux qui survinrent en cette instant
mémorable où nous refusions de rompre nos
liens, de peur de perdre le dépôt sacré légué par nos
pères.
Ces nouveaux venus étaient, eux aussi, une élite ;
ils portaient avec eux leur arche sainte, leur idéal ;
idéal différent du nôtre, dans ses manifestations exté-
rieures surtout, mais que nous pouvions néanmoins
respecter. Ils étaient dignes d'être nos émules et de
devenir nos amis. L'amitié ne se noua pas du premier
coup, les cicatrices mal guéries des haines séculaires
se rouvrirent plus d'une fois. Des luttes ardentes,
sanglantes quelquefois, signalèrent ces rencontres de
deux marées humaines. De nos jours même les malen-
tendus surgissent parfois encore. Mais ensemble,
malgré ces divergences, nous avons fondé une confé-
dération immense par l'étendue du territoire, puissante
par l'excellence des éléments humains qui la compo-
sent, et qui, si nul événement funeste ne vient arrêter
son essor, semble appelée à de grandes destinées.
Voilà ce que racontent jusqu'à présent nos histo-
riens. S'ils furent grands, c'est qu'ils eurent à dire
de grandes choses Pour qu'ils aient des successeurs,
il faut que nous sachions être dignes de ceux dont ils
proclament les hauts faits.
Ceux donc qui s'intéressent à la jeunesse, qui
désirent qu'elle soit sage,active, énergique et studieuse,
322 l'indépendance économique
ont raison de la pousser vers les œuvres de l'esprit ;
surtout vers cette science qui est, par excellence, celle
du siècle, la science appliquée aux utilités économiques
et qui occupe à la fois les intelligences et les bras.
C'est à l'heure actuelle la préoccupation d'un grand
nombre de nos écrivains les mieux connus et les plus
sérieux. Pour ces penseurs, l'avenir offre des incer-
titudes très inquiétantes ; ils les expriment sans cesse,
et leurs paroles sont l'écho du sentiment intime de
leurs compatriotes. Et à côté d'eux l'histoire se tait,
on dirait qu'elle n'ose pas élever la voix. Cet ensemble
de circonstances n'est-il pas significatif ? Pour notre
part, nous y trouvons un aveu tacite, mais général,
dont il est impossible de ne pas tenir compte ; notre
destinée nationale, sociale et même politique n'est pas
encore fixée. Cette situation n'est pas favorable à
l'éclosion d'une grande œuvre historique.
En tout temps, sans doute, un écrivain peut
reprendre et rendre plus clairs certains points
d'histoire imparfaitement traités. C'est ce qu'on fait
présentement et avec un rare talent, preuve manifeste
que les historiens ne manquent pas. Mais quel
homme de valeur voudrait entreprendre de fixer la
psychologie d'une époque nouvelle avant que cette
époque soit terminée ? Comment pourrait-il le faire
avec intelligence ? Si on voulait lui imposer une
pareille tâche la plume lui tomberait des mains. Son
DU CANADA FRANÇAIS 323
œuvre ne pourrait être que fade et obscure, un drame
sans dénouement et sans moralité : elle pourrait
même devenir dangereuse, si en entretenant nos
jeunes gens d'un glorieux passé elle leur faisait
oublier les dangers et les devoirs de l'heure présente.
Or c'est là la pierre de touche de la situation,
l'épreuve infaillible et décisive de l'état où se trouve,
à un moment donné, un peuple ou une nation. Alors,
dès qu'il veut écrire, certaines questions se posent
inexorablement devant l'historien : Convient-il de
raconter quand l'ennemi s'avance au pas de charge ?
Est-ce dans la fumée du combat qu'on doit penser à
en décrire les péripéties et en expliquer les résultats ?
En ces heures de pénible incertitude tous les citoyens
doivent être soldats : Est-il juste de les détourner du
devoir du moment, qui est de combattre ? Et si nous
nous appliquons à les distraire, à faire d'eux de mau-
vais soldats qui pour prix de leur insoucience recueil-
leront l'ineffaçable déshonneur.sans pour cela échapper
à la mort, quelle responsabilité sera la nôtre ! C'est
pour cela que notre histoire écrite ne se continue pas,
et, répétons-le, l'indice est des plus graves.
Qu'on n'aille pas croire qu'un sentiment d'étroit
pessimisme a dicté ce qui précède. Nous pensons avoir
suffisamment prouvé, au cours de ces études, que cette
faiblesse nous est étrangère. Mais une trop grande
confiance serait tout aussi dangereuse, peut-être plus
324 l'indépendance économique
dangereuse encore, à l'heure actuelle. Car en ce mo-
ment tout semble conspirer pour nous endormir
dans une fausse sécurité. L'argent abonde dans nos
campagnes, les cultivateurs s'enrichissent,de nouvelles
paroisses se fondent, la population rurale semble de
nouveau se porter en masse à la conquête du sol.
Même sur nos côtes maritimes la nombreuse popula-
tion qui vivait de pêche et qui restait très pauvre
parce que, existant au jour le jour, elle se trouvait
sous la coupe des patrons, commence à s'émanciper en
se livrant à l'exploitation agricole. Déjà, dans la
Gaspésie, en arrière des concessions morcelées de la
côte, on voit des défrichements considérables où les
familles changent visiblement de mœurs et d'allures.
Partout, naturellement, le commerce local est prospère,
l'industrie laitière prend des proportions de plus en
plus considérables, d'autres industries non sans impor-
tance commencent à poindre. Tout cela n'est pas
d'un peuple moribond, et tout cela confirme ce que
nous avons essayé de démontrer.
Quelle puissance on observe de toutes parts chez
cette population si saine et si exubérante ! Même les
étrangers sont frappés de sa vigueur physique et
intellectuelle, du pouvoir latent qu'elle renferme
encore plus que de ses qualités les plus développées.
Et nous trouvons parmi les nôtres des gens qui
prétendent que faute de capital, mais surtout faute
DU CANADA FRANÇAIS 325
d'aptitudes, nous sommes d'avance voués à la défaite,
dans la lutte industrielle qui nous attend et que nous
ne pouvons pas éviter. Quelle ineffabilité !
Et que penser de ceux qui sans aller aussi loin
que les premiers, nous soutiennent que par la victoire
économique que nous remporterons certainement, si
nous le désirons, nous risquons de perdre notre génie
national, notre idéal, nos grandes traditions ; que
notre flambeau s'y éteindra dans les boues du maté-
rialisme ! En vérité, ceux-ci nous semblent encore
plus aveugles que ceux-là. Ils n'ont pas compris que
la philosophie, l'art, la littérature doivent dominer la
vie humaine et non pas l'absorber : qu'elles sont la
flamme de l'existence sociale,plus ou moins ardente et
lumineuse suivant que l'huile qui l'alimente est plus
ou moins riche et pure.
Qu'ils nous disent depuis quand la victoire et la
puissance ont détruit chez les peuples les glorieuses
traditions ? Depuis quand la défaite et la servitude
développent-elles chez eux les qualités nobles et
viriles ? Sont-ce les faibles qui dirigent les forts, les
esclaves qui commandent aux maîtres ? Qu'advien-
drait-il, si par malheur nous avions à subir la loi du
vainqueur économique, le plus terrible de tous ; si,
abdiquant virtuellement notre influence et nos droits,
nos ouvriers devenaient des ilotes, nos agriculteurs
des paysans ruinés, nos classes instruites, ou préten-
326 l'indépendance économique
dues tels, des prolétaires — comme le sont déjà les
trois quarts de nos médecins,avocats et fonctionnaires,
ainsi que la presque totalité de nos instituteurs ?
Est-ce quand tout cela serait consommé que nous
pourrions prétendre prêcher sur ce continent, comme
le tirent nos pères, la sainte croisade de la vérité, de
la justice et de la liberté ? Pourrions-nous espérer
qu'en de telles conditions notre population s'accroî-
trait et que nous fonderions des familles saines et
nombreuses ? Verrait-on fleurir dans un pareil milieu
l'agriculture, les lettres, les sciences, les arts, sans
parler de la morale et de la religion ? Or ce sont là
des possibilités qui deviendront d'affreuses réalités si
nous n'y prenons pas garde. L'apathie serait ici
criminelle, et s'il est défendu de désespérer jamais de
son pays, au moins doit-on admettre que l'incertitude
de l'avenir plane sur nous comme une nuée de
mauvais présage.
Ah ! ne nous y trompons pas. Nous n'accompli-
rons nos destinées qu'à la condition d'être de toutes
manières les forts de notre siècle. Nous n'y arri-
verons jamais en nous traînant à la remorque de nos
compatriotes de langue anglaise ; mais par
un effort__^uijious placera à la tête du progrès
économique du continent ; par la résolution
inébranlable de mettre en honneur et en pratique
parmi les nôtres cette science " qui constate
DU CANADA FRANÇAIS 327
(et qui applique) les lois générales déterminant
l'activité et l'efficacité des efforts humains pour la
production et la jouissance des différents biens que la
nature n'accorde pas spontanément et gratuitement à
l'homme." Faisons cela ; le reste nous sera accordé
par surcroît.
L'effort ainsi compris nous donnera tout : la
puissance économique d'abord qui est la base néces-
saire de toute œuvre nationale, sociale et civilisatrice ;
puis, conséquences qui naturellement en découlent,
l'autorité et l'influence de toutes nos classes, et plus
particulièrement de nos hommes publics qui ont tant
besoin pour être écoutés d'un puissant appui populaire.
C'est alors que la confiance qui provient de la force
consciente et éprouvée, nous confirmera dans la
possession de ces biens immatériels qui sont notre
héritage le plus précieux, que nous tiendrons enfin la
baguette magique qui révèle les trésors de l'âme et
fait éclore toutes les fleurs de l'esprit.
Puis à l'heure qui suivra notre victoire, en un de
ces moments si rares où le peuple, sûr désormais de
l'avenir, jouira en paix du présent, du sein de la
floraison des lettres, des sciences et des arts, surgira
l'historien attendu pour immortaliser cette nouvelle
étape de notre vie nationale.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
PAGE
Avertissement 5
LE CANADA PARMI LES PEUPLES AMÉRICAINS
Situation du Canada dans l'empire. — Caractère
des institutions britanniques modernes. —
Relations du Canada avec les Etats-Unis. —
Avenir des deux races canadiennes
II
UN MOT SUR LA QUESTION SOCIALE
Importance de la question sociale. — Il est du
devoir de tous les citoyens de s'en occuper. —
Le socialisme théorique et la véritable science
sociale. — La constitution canadienne est de
nature à faciliter les solutions sociales. —
Rôle des gouvernements provinciaux 22
330 TABLE DES MATIÈRES
III
LA TERRE CANADIENNE ET SES HABITANTS
Etendue territoriale de la confédération. — Com-
paraison avec d'autres pays. — Population et
ressources des régions de l'ouest, du centre et
de l'est. — Avantages agricoles et industriels.
Importance primordiale de la forêt 37
IV
LA POPULATION FRANÇAISE
Son développement numérique. — Insuffisance de
l'instruction primaire et manque de connais-
sances pratiques. — Défaut social de la race
et ses conséquences. — Plus avancés sociale-
ment que les Français, au début du 19e
siècle, les Canadiens-français paraissent main-
tenant en retard. — Faiblesse économique des
Canadiens-français. — Ses causes. — Signes
encourageants pour l'avenir 60
TABLE DES MATIÈRES 331
SON MANQUE DE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL
Le Canada français souffre vivement du défaut
de développement industriel. — Il a perdu par
cette cause une moitié de sa population. —
Conséquences sociales alarmantes qui en
découlent. — Aptitude remarquable des Cana-
diens-français pour les entreprises indus-
trielles 98
VI
POINTS DE CONTACT AVEC LES ANGLO-SAXONS
La sève française coulera toujours sous l'écorce
de l'arbre canadien. — Importance égale de
deux races en ce pays maintenant et dans
l'avenir. — Elles doivent se pénétrer l'une et
l'autre, tout en conservant leurs qualités
spéciales, pour former un type supérieur. —
Nécessité d'une plèbe socialisée et d'une élite
intellectuelle 126
332 TABLE DES MATIÈRES
VII
l'éducation nationale
Influence de l'éducation des individus sur la
formation sociale d'un peuple. — L'enseigne-
ment au point de vue national. — La modifi-
cation des études classiques. — Nécessité
absolue d'une meilleure instruction primaire... (145 j
VIII
L AVENIR INDUSTRIEL DU CANADA ORIENTAL
Causes de la faiblesse économique des Canadiens-
français. — Ils pourraient s'emparer de leur
industrie nationale. — Toutes les circonstances
naturelles leur sont favorables. — Ils ne
manquent ni d'aptitudes ni de capital, mais
seulement d'instruction et d'habitude des
affaires. — Les nouveaux venus tendent à se
superposer à eux et à les reléguer au second
plan 165
TABLE DES MATIÈRES 333
IX
NÉCESSITÉ D'UNE POLITIQUE INDUSTRIELLE
Le moment est venu de nous emparer de notre
industrie nationale.- — Nous devons le faire en
nous attachant surtout aux industries fores-
tières.— Possibilité de leur donner un grand
développement et même une importance
mondiale. — Instruction industrielle populaire
et protection des forêts 193
L INSTRUCTION INDUSTRIELLE
Ce que c'est que l'instruction industrielle popu-
pulaire ; ne pas confondre avec l'instruction
technique. — Son importance reconnue dans
tous les pays. — Ecoles continuées de Fiance
qui recueillent l'élite de la nation. — Efforts
extraordinaires de l'Allemagne. — Comment
adapter notre système aux besoins du temps
présen t 226
334 TABLE DES MATIERES
XI
L EXPLOITATION DES FORETS
La question forestière. — Son importance et les
difficultés sociales et économiques qu'elle pré-
sente.— Etat actuel de nos forêts. — Opinion
de Mgr Laflamme sur la manière de les con-
server et de les exploiter — Ce que demande
l'opinion publique. — Ce que font les gouver-
nements.— Ce qu'ils devraient faire 247
XII
ORGANISATION DES INDUSTRIES FORESTIERES
Rôle essentiel d'une société des industries fores-
tières.— Son action dans le pays et à l'étran-
ger.— Formation de syndicats de colons. —
Etablissement de grandes fabriques. — Perfec-
tionnement du système de crédit industriel.—
Effets presque certains d'une telle organi-
sation 277
Conclusion 316
IBINDI^G *- ( ■**
HC Bouchette, Robert Errol
115 L'indépendance
B68 économique du Canada
français
PLEASE DO NOT REMOVE
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